Ecrit par Nicolas Tenzer, Chargé d'enseignement International Public Affairs, Sciences Po – USPC.
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons.

Dans les jours qui ont suivi la disparition de Ghassem Soleimani et d’Abou Mehdi al-Mouhandis, des commentateurs ont voulu voir dans cet acte l’annonce d’une possible guerre au Moyen-Orient. Ce discours, parfois combiné à un éloge de la stabilité que l’action contre le chef de guerre iranien aurait mise en péril, tend quelque peu à faire oublier ce qu’est la région aujourd’hui.

Une région en état de guerre depuis des années

Au cours des neuf dernières années, la guerre en Syrie a fait plus de 500 000 morts ; celle au Yémen s’est traduite par plus de 100 000 victimes ; l’Irak est loin d’être pacifié et la Libye encore moins.

Il faut ajouter à ce tableau la poursuite de manifestations d’ampleur en Iran, où la répression, en décembre, a entraîné la mort d’environ 1 500 personnes ; les mouvements de protestation au Liban continuent ; et les violations des droits de l’homme en Égypte se sont encore accrues en 2019. En outre, Daech aussi est loin d’être vaincu.

Au Moyen-Orient, les guerres – aux dimensions simultanément civile et extérieure – ne sont pas une réalité future, mais un fait présent. Les premières victimes en sont les civils.

Les « récits » sur la stabilité – qu’on ne confondra pas avec la désescalade – paraissent courts, quand ils ne visent pas à conforter les régimes autoritaires et leurs parrains. Si le fait de tuer Soleimani n’est pas un acte légal et si l’on peut discuter de son opportunité, les massacres que le général a supervisés et les actions de déstabilisation qu’il a engagées en Irak, en Syrie et au Liban ne font l’objet d’aucun doute.

Ces faits ont été justement rappelés par la France. Certains se sont inquiétés d’une guerre plus qu’improbable entre les États-Unis et l’Iran, mais nul ne peut considérer qu’il convient de laisser le Moyen-Orient dans l’état où il se trouve aujourd’hui. Il est trop aisé, aussi, d’estimer que la mort de Soleimani entérinerait la victoire de l’Iran.

Les menées déstabilisatrices de l’Iran comme de la Russie exigent une réponse et une stratégie que nul n’a aujourd’hui formulées. La stabilisation, devant des acteurs qui œuvrent dans le sens contraire, n’est pas une politique car elle signifierait l’acceptation du fait accompli et de leur emprise. Une intervention massive n’est pas plus souhaitable. Dès lors, que faire ?

Peut-on sauver l’Irak ?

L’Irak est dans un état de quasi-conflit permanent depuis quarante ans : guerre Iran-Irak (1980-1988, plus d’un million de victimes et utilisation d’armes chimiques par Saddam Hussein), première guerre du Golfe (1990-1991), intervention américaine (2003-2011) et guerre civile (2006-2008), seconde guerre civile à partir de 2011 et apparition de l’État islamique (2013), formation de la coalition anti-Daech (2014), nouvelles manifestations durement réprimées en 2019 (plus de 400 morts), etc.

Au cours des dernières périodes, les milices irakiennes chiites – principalement les forces de mobilisation populaire soutenues par l’Iran sous l’autorité de Soleimani – ont joué un rôle déterminant dans le contrôle du pays, le général de la force Al-Qods ayant d’ailleurs également favorisé certains éléments sunnites. Un temps considéré comme l’incarnation du courant chiite anti-iranien, Moqtada al-Sadr paraît désormais jouer la carte de Téhéran comme en témoigne la manifestation qu’il a organisée le 24 janvier 2020 contre la présence américaine.

Toutefois, tous les chiites irakiens sont loin de prêter allégeance à Téhéran. Lors des dernières manifestations en Irak, on a vu, à l’instar du Liban, apparaître une volonté de lutter contre le régime dans toutes ses composantes et de bannir la division sectaire chiites/sunnites en large partie imposée de l’extérieur et qui ne correspond que très imparfaitement aux conflits réels.

Enfin, après la chute de Mossoul et de Raqqa, Daech a changé de tactique de combat en se fondant dans la population.

L’Irak n’est jamais sorti de ses divisions. Son président et son premier ministre ne contrôlent pas réellement l’ensemble du territoire, ni même l’ensemble des forces armées. La corruption y est l’une des plus élevées du monde, rendant le pays impropre à recevoir des investissements étrangers significatifs, et la pauvreté atteint plus d’un cinquième de ses habitants.

Les États-Unis, depuis la chute de Saddam Hussein, n’ont jamais eu une stratégie cohérente pour le pays. Le premier dilemme est le suivant : d’un côté, au-delà de la lutte contre Daech, un départ complet des forces américaines laisserait le champ libre à l’Iran ; de l’autre, devant le slogan répété « ni Iran, ni États-Unis », l’Amérique doit montrer qu’elle peut être un élément de sécurité et de bonne administration. Est-ce encore possible ? Le passif de Washington est trop lourd et la diffusion de l’influence iranienne, fût-elle rejetée par une majorité, semble trop profonde. D’où un second dilemme : au-delà de la tendance au désengagement de Donald Trump, une présence militaire forte de l’Amérique paraît peu acceptable pour la population, mais une assistance à la marge est condamnée à ne produire aucun effet.

La Syrie au cœur de notre abandon

En Syrie, l’Iran, mais aussi la Russie, agissent en terrain conquis en raison de leur appui au régime Assad qui, sans eux, se serait effondré en 2015 – d’où le plaidoyer de Soleimani auprès de Poutine pour une intervention. Au-delà de leur concurrence dans la prédation des richesses du pays, Moscou et Téhéran ont le même intérêt en termes de déstabilisation de la région et de destruction des normes internationales. Les différences sont aussi tangibles : les crimes de guerre commis par Assad et ses alliés sont sans comparaison. La guerre y est ouverte et permanente.

Autant la situation en Irak rendait une nouvelle intervention d’ampleur infaisable politiquement et militairement, autant en Syrie, après les attaques chimiques contre la Ghouta, pendant le siège d’Alep, voire aujourd’hui, une action pour éviter les massacres du régime était possible. Nous aurions pu non seulement sauver des centaines de milliers de vies, mais aussi mettre un terme aux opérations de la Russie et de l’Iran. Nous avons abandonné les civils, mais également renoncé à toute politique de dissuasion et refusé de prendre au sérieux les menaces stratégiques posées par ces pays. Nous avons laissé ces influences prospérer au cœur du Moyen-Orient sans en mesurer les conséquences d’ensemble.

S’engager pour le Liban

Le Liban est le champ d’affrontements liés à un récit sectaire qui a donné lieu à une guerre civile (1975-1990) dont le bilan oscille entre 130 et 200 000 victimes civiles. Les affrontements comme les attentats n’y ont jamais entièrement cessé. Si le Liban n’est plus le quasi-protectorat syrien qu’il fut jusqu’au milieu des années 2000, les liens avec le régime Assad persistent dans une partie de la classe politique.

Les accords de partage du pouvoir – et des ressources – entre chrétiens et chiites liés au Hezbollah soutenu par l’Iran ont montré leur fragilité et se sont traduits par une impasse politique et économique. Le Liban continue d’être soumis à des influences extérieures et n’est pas parvenu à s’en émanciper. Les protestations actuelles ont traduit, en même temps que l’écœurement devant la corruption, la crise économique et la faillite du gouvernement, une envie d’unité et de fierté nationale retrouvées. Ce sentiment prévaut dans l’ensemble des « communautés », y compris chez les chiites.

Au-delà des rivalités prédatrices des clans au pouvoir, la seule effective « stabilisation » du Liban ne peut provenir que d’un combat contre les ingérences étrangères, en particulier de l’Iran et de la Syrie. Le renforcement définitif du régime de Damas grâce à ses parrains pourrait avoir des conséquences sur l’existence du Liban en tant qu’État indépendant. Les États occidentaux ne semblent pas savoir comment agir devant la crise qui sous-tend le pays, la plupart de leurs contacts anciens paraissant promis à un retrait de la scène politique. Or, s’ils abandonnaient le Liban comme ils ont lâché la Syrie, ils subiraient une défaite stratégique supplémentaire en laissant le contrôle du pays à des régimes hostiles à nos valeurs et menaçants pour notre sécurité.

La stratégie au Moyen-Orient commence par les récits

S’il fallait rappeler la situation dans ces trois pays, c’est d’abord pour montrer que l’Iran est, depuis longtemps, le facteur majeur de déstabilisation de la région. Il faut y ajouter le Yémen où les Houthis, pourtant membres à l’origine de la secte zaydite en rupture avec le chiisme iranien, se sont de plus en plus tournés vers Téhéran, le jeu des puissances régionales et l’absence de stratégie de l’Occident ayant exporté dans ce pays un conflit sectaire qui lui était étranger. Cette déstabilisation définit la stratégie du régime iranien, qui y a consacré des ressources considérables. En Syrie, la Russie y a vu un élément concordant avec la sienne.

Un autre récit, empruntant à un whataboutisme devenu commun, met en avant le danger représenté par l’Arabie saoudite plutôt que sur celui de Téhéran. Or, autant il importe de condamner les crimes de guerre de Riyad au Yémen, la répression sans fin de ses dissidents, l’assassinat barbare de Jamal Khashoggi et le financement par certains réseaux wahhabites du salafisme en Europe, autant il n’existe pas d’expansionnisme régional et de volonté de déstabilisation du Moyen-Orient de la part du Royaume.

On doit plutôt craindre, comme nous l’avions souligné, une absence de stratégie et de vision globale qui empêche de considérer Riyad comme un allié conséquent, y compris pour contrer Téhéran. Les déclarations accommodantes du Prince héritier envers Assad, déterminées par sa hantise du Printemps arabe, en sont l’un des signes.

Dès lors, une pax persica ne signifierait en rien une « stabilisation », mais au contraire la poursuite d’un chaos dont profiteraient sur le plan stratégique la Russie, la Chine et Daech. Elle rendrait aussi la Turquie, membre de l’OTAN, encore plus dépendante de la Russie. Elle renforcerait la tendance à l’autoritarisme de tous les régimes de la région, leur action de répression ajoutant à l’instabilité et au développement du terrorisme. Enfin, elle ferait peser une menace sécuritaire directe sur l’Europe et l’Amérique.

Le contrôle par Téhéran ou ses milices des gouvernements en Syrie, en Irak et au Liban ne saurait être considéré comme acceptable pour l’Occident, ni sur le plan des principes, ni en termes stratégiques. Ces trois pays sont les pièces d’une stratégie coordonnée. « Traiter » l’action de l’Iran en Irak sans le faire en Syrie et au Liban, voire au Yémen, n’aurait aucun sens. On ne saurait dissocier dans une nécessaire contre-offensive Téhéran et Moscou. Cela signifie pour l’Europe comme pour les États-Unis une stratégie qui repose sur trois principes clairs.

D’abord, nous devons accroître notre présence et notre action d’assistance envers l’Irak tout en prêtant une attention plus forte à la lutte contre la corruption et aux populations civiles. Ensuite, il nous faut aider le Liban à se débarrasser de l’ancienne division sectaire et être plus clairs sur les réformes que le gouvernement doit mettre en place pour sortir le pays de son impéritie. Enfin, voire surtout, en Syrie, nous ne pouvons considérer comme acceptable que le pays soit aux mains d’un criminel contre l’humanité et ses parrains. Vouloir lutter, comme le fait Israël, contre la menace iranienne dans ce pays en recourant à des frappes ciblées n’a qu’une portée limitée si cela s’accompagne d’une impunité pour le régime Assad et la Russie. Ces actions supposent un réengagement diplomatique avec les pays du Golfe aujourd’hui enclins à accepter le fait accompli dans le contexte du vide laissé par le désengagement américain, commencé sous Obama et amplifié sous Trump, et la pusillanimité de l’Europe devant les menées du Kremlin.

Existe-t-il toutefois une telle volonté des deux côtés de l’Atlantique ?

The Conversation

Nicolas Tenzer, Chargé d'enseignement International Public Affairs, Sciences Po – USPC

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