Nicole Gnesotto, professeure du CNAM, conseillère scientifique du Forum et intervenante de la conférence "Révolutions technologiques, pour le meilleur ou pour la guerre ?" propose d'explorer plus en profondeur cette thématique via un article.

« La guerre a toujours existé. La paix est une invention de l’Homme » - Pierre Hassner

 

Un Janus à deux visages. Telle est sans doute la figure mythologique la plus parlante pour illustrer l’ambivalence fondamentale de l’innovation technologique et du progrès scientifique. De même que Janus symbolise le passage - une porte qu’il ouvre et ferme à la fois, un jour qui meurt et recommence en même temps - de même les innovations technologiques possèdent une face sombre et une face lumineuse, un potentiel de paix et de destruction simultané. Même au tout début de la préhistoire, cette ambivalence est déjà notoire. Prenons simplement l’exemple de la hache, inventée au néolithique il y a environ 800 000 ans : ce fut une invention géniale, dont la forme n’a pratiquement pas changé depuis tous ces siècles accumulés jusqu’à aujourd’hui, et dont l’usage permit le pire et le meilleur. Le pire, parce que ce fut l’arme de combats meurtriers et de guerres de clans de plus en plus violentes, le meilleur car elle permit la coupe du bois, l’entretien du feu, la déforestation, bref … le début d’une civilisation rurale. Depuis cette date, la plupart des inventions ont perpétré cette double fonction.

 

Une ambivalence fondamentale

Ainsi, beaucoup d’inventions nées pour la guerre ont aussi eu des applications civiles extraordinairement positives. La pénicilline, initialement découverte par Alexander Flemming resta longtemps sans applications. Il faudra attendre la seconde guerre mondiale, pour qu’une application thérapeutique soit testée dans les troupes alliées, à Alger en 1943. A la fin de la guerre, des centaines de milliers de soldats pourront être traités : les antibiotiques allaient sur cette base, devenir l’invention pharmaceutique majeure des années 60. Même destin pour le micro-onde : indispensable dans chacune des cuisines modernes, cet appareil est directement issu de technologies au départ inventées dans le contexte d’une guerre mondiale. A la fin des années trente, les ingénieurs de l’armée britannique travaillent en effet sur les radars anti-aériens, à partir d’ondes ultracourtes capables de détecter des appareils même de nuit. Après la guerre, l’application de cet appareil pour des usages alimentaires est lancée, et la société Raytheon commercialise les premiers micro-ondes en 1947.

La liste est infinie de ces technologies duales, nées pour la guerre, consacrées par la paix : ainsi du GPS, qui fut à l'origine un système de navigation par satellite inventé en 1959 par l'armée américaine pendant la guerre froide, pour tenter détecter les sous-marins et les mouvements des armées soviétiques. Ce n’est toutefois qu’après 1978 que le Pentagone accepta de développer des applications civiles, après l’accident d’un boeing sud-coréen, égaré au-dessus de l’URSS et abattu. Aujourd’hui le GPS est devenu l’outil indispensable de la navigation humaine. Et la réciproque s’est développée, d’un système civil pouvant avoir un usage militaire. Les Européens se sont ainsi dotés, en 2016, de leur propre système de navigation civil, Galiléo, plus précis que le GPS américain, espérant pouvoir lui donner un jour des applications militaires pour la mise en œuvre de leur politique de défense commune.

Les technologies de l’information, internet, Twitter, les réseaux sociaux, reproduisent la même ambivalence. Accélérateurs de transparence, de liberté, de rapprochement entre les individus et les sociétés, ces nouvelles technologies sont aussi, pour les Etats autoritaires, de formidables moyens de surveillance, de contrôle et de répression de leurs populations. Ce que l’on appelle leur « capacité disruptive » fait référence à la puissance de ces technologies dans la transformation de l’espace social. Même si les printemps arabes ont échoué, même si les mêmes phénomènes de contestation démocratique n’ont pu aboutir en Turquie, à Hongkong, la charge révolutionnaire de ces réseaux est désormais avérée. Inversement, les Etats autoritaires, Chine et Russie en tête, savent manipuler les réseaux sociaux au moyen d’algorithmes puissants axés sur la désinformation, la propagande, la manipulation des opinions en particulier lors des campagnes électorales dans les démocraties occidentales. Une étude de l’Université d’Oxford publiée en juin 2017 montre comment le régime de Poutine utilise des armées de « bots » (algorithmes conçus pour agir comme des citoyens réels), pour effectuer ce travail : 45% des comptes actifs étudiés en Russie seraient des bots[1].

 

Un débat vieux comme le monde, radicalement transformé par l’IA

Comment réagir face à cette dualité des nouvelles technologies ? Condamner l’innovation technologique sous prétexte qu’elle entraîne systématiquement des usages belligènes ou meurtriers n’aurait pas de sens. Laisser faire l’innovation, sans débat, précaution ou garde-fous, ne serait guère non plus raisonnable. Depuis des siècles, la réponse de la collectivité scientifique et intellectuelle a été cohérente : le « mal » ne vient pas du progrès technologique lui-même, mais de l’usage que l’homme en fait. C’est déjà ce qu’écrivait Rabelais, dans Pantagruel, en 1532 : « Science sans conscience n’est que ruine de l’âme », laissant entendre qu’une certaine éthique devait accompagner l’infini de l’intelligence humaine. Quatre siècles plus tard, l’inventeur de la bombe atomique, Albert Einstein lui fait écho : « nous sommes arrivés à un point où notre technologie dépasse notre humanité. Le problème n’est pas l’énergie atomique mais le cœur des hommes ».

Les manipulations génétiques, qu’il s’agisse d’OGM ou de travaux sur le génome humain, illustrent parfaitement la complexité du débat. Le génie génétique constitue sans doute une découverte majeure du XX° siècle. Les applications envisagées dans la médecine ouvrent notamment de formidables espoirs. Mais ces techniques ne sont ni sans risques ni sans effets pervers. Ainsi les OGM sont-ils considérés par beaucoup comme une atteinte irréversible à la biodiversité. S’agissant de l’ADN humain, les questions sont plus redoutables : jusqu’où pourra-t-on aller dans les manipulations génétiques et le clonage humain ? En 2018, la communauté scientifique s’était émue de l’annonce par un savant chinois, He Jiankui, sur YouTube, d’une première mondiale qu’il aurait réalisée avec succès : la naissance de bébés génétiquement modifiés. Même si ce résultat n’est pas prouvé, il demeure symptomatique de l’effroi que peut susciter la portée de certaines découvertes, dans la paix (modification des lois de l’hérédité) comme dans la guerre (armée de clones humains reproductibles à merci). 

Autrement dit, les progrès technologiques sont en eux-mêmes neutres, ni bons ni mauvais. Seule l’usage que l’on décide d’en faire, qu’il s‘agisse du savant, d’une entreprise, d’un Etat - permet de leur assigner une vertu positive ou une charge destructrice. Dit autrement, il appartient aux hommes de contrôler les technologies qu’ils inventent de façon à ce que leur usage ne s’émancipe jamais du contrôle humain.

Mais est-ce toujours possible au XXI° siècle ? Ce que les nouvelles technologies de l’Intelligence artificielle inaugurent en effet est radicalement nouveau : la question n’est plus de savoir si l’usage et le contrôle des technologies seront pacifiques ou belligènes, la question est plutôt de savoir si la technologie elle-même reste encore contrôlable. Stephen Hawking s’en inquiétait : « la création de l’intelligence artificielle serait le plus grand événement de l’histoire de l’humanité. Mais il pourrait aussi être l’ultime. (…) Une telle forme d’intelligence pourrait s’émanciper et même améliorer sa propre conception à une vitesse toujours croissante. Les humains, limités par leur évolution biologique lente, ne pourraient pas rivaliser et seraient détrônés ».

 

L’évolution des technologies inventées pour la guerre

La guerre est historiquement l’un des grands moteurs de l’innovation technologique. Mais les technologies créées pour la guerre ne sont pas seulement axées sur la recherche de la victoire. Certaines sont amenées à changer drastiquement la nature de la guerre, à charge pour le citoyen de juger si ces modifications renforcent le pire ou un monde meilleur.

Même de façon très indirecte, les révolutions géopolitiques ou les volontés de puissance des uns ou des autres ont toujours poussé les hommes à inventer de nouvelles armes, de nouvelles réponses techniques à tel ou tel défi de sécurité. L'invention de la caravelle par exemple, qui permit de naviguer contre le vent et de s'éloigner des côtes européennes jusqu'à pouvoir aller en Amérique, peut être considérée comme une réponse directe à la prise de Constantinople par les Turcs en 1453. Cet évènement entraina en effet la fermeture des voies terrestres indispensables au commerce européen vers l'Asie : il fallait donc passer par la mer, et l'homme inventa la caravelle et le sextant qui permet aussi de voyager de nuit. Mais le lien entre guerre et technologie est en général plus direct. L'invention se cristallise sur deux objectifs : faire le plus de mal possible à l'adversaire, protéger le plus possible son propre combattant. La létalité des armes offensives et l'augmentation de la distance entre combattants vont donc être des incitatifs décisifs, jusqu'à aujourd'hui, avec les drones dits « tueurs » par exemple.

Certaines technologies se distinguent toutefois par leur portée stratégique révolutionnaire : elles peuvent changer la nature de la guerre, ouvrir de nouveaux espaces de guerre, changer le soldat, voire déléguer la guerre.

*Reprenons. Deux inventions vont révolutionner l'art de la guerre tout en étant frappées toutes d'eux, à des siècles de distance, d'anathème. L'arbalète, qui se propage en Europe dès le XI° siècle, et l'arme nucléaire qui sera le socle de l'affrontement idéologique entre Démocratie et communisme durant toute la guerre froide. L'arbalète fut déclarée immorale et son usage fut interdit (du moins dans les guerres entre chrétiens) par le deuxième concile de Latran. En 1143, le pape Innocent Il menaça les arbalétriers d'excommunication. Pourquoi cette condamnation d'immoralité ? Parce que la technologie bouleversait l'ordre politique du monde médiéval, c'est-à-dire la supériorité de classe de la noblesse, combattante et valeureuse, seule digne de porter les armes, en permettant à n'importe quel serf un peu costaud de tuer à distance les nobles chevaliers incapables de se défendre.

Quant à l'arme nucléaire, elle est objet de controverses mondiales. Pour les abolitionnistes, l'immoralité de l'arme provient du fait qu'elle pourrait détruire des dizaines de fois la planète entière, et donc l'humanité elle-même, soit intentionnellement soit par accident. Pour les défenseurs de la dissuasion nucléaire en revanche, la révolution atomique consiste précisément à rendre la guerre impossible du fait même de son extrémisme : le risque d'un holocauste nucléaire est tellement effrayant qu'il induit un en effet renoncement à toute agression militaire. Durant les cinquante années de guerre froide, caractérisée par la formule de Raymond Aron « paix impossible, guerre improbable », aucun conflit direct ne s'est d’ailleurs déroulé en Europe entre les Etats Unis et l'URSS. Le nucléaire change donc profondément la nature de la guerre, dans la mesure où le spectre d'une montée aux extrêmes dissuade les combattants et interdit la guerre elle-même. Avec l'atome, la question de cette table ronde ouvre des abymes de réflexion : le bien - l’absence ou l'impossibilité de la guerre - justifie-t-il l'adhésion à la technologie la plus mortelle et immorale qui soit ?

*Ouvrir de nouveaux espaces de guerre sera le fait des technologies du XX° et XXI° siècles : avec la révolution des technologies de l'information, la conflictualité mondiale se déplace en effet dans l'espace extra-atmosphérique et dans le cyber espace. En 1983, Ronald Reagan lançait un vaste programme appelé « la guerre des étoiles » (Initiative de défense stratégique) dont l'objectif était de protéger les Etats-Unis par un bouclier d'armes anti-missiles et de satellites déployés au sol et dans l'espace.  Au passage, le président des Etats-Unis rejoignait le camp des antinucléaires : le bouclier anti-missile devait rendre « le nucléaire obsolète ». Au final, le projet s'avéra trop couteux et fut abandonné, mais depuis plus de trente ans l'espace est devenu un terrain d'affrontement entre grandes puissances et les programmes de défense anti-missiles, basés au sol, ont fait flores. La Chine est elle-même devenue une grande puissance spatiale, tentant de rompre le monopole stratégique des USA sur les projets de militarisation de l'espace. Quant au cyber espace, il est devenu LE champ de toutes les batailles possibles : espionnage, virus informatiques, extorsions mafieuses, clandestinité terroriste, attaques stratégiques contre les systèmes de tel ou tel pays, surveillance totalitaire, stratégies de contrôle des communications adverses etc....

*Une fois conquis tous les espaces d’affrontement, restait encore à changer le soldat : c'est l'objectif des technologies du « soldat augmenté », qui permettent de décupler les capacités physiques ou cognitives des soldats grâce aux technologies. L’Agence de l’innovation de défense, récemment créée en France, étudie notamment des exosquelettes dits passifs, essentiellement pour soulager le combattant portant de lourdes charges lorsqu’il s’avance sur un terrain de combat. Il existe également un casque permettant au soldat de prendre connaissance en temps réel de la situation grâce aux informations affichées sur la visière. Les recherches mondiales concernent également des implants cérébraux ou des peaux artificielles capables de former des combinaisons invisibles par exemple.

*Ultime degré dans l’innovation technologique de guerre, la possibilité pour l'homme de déléguer la guerre à des non humains. C’est le cas des drones et robots autonomes, dont certains pourraient développer leur propre capacité de décision pour entrer en action. C’est aussi le cas des nanotechnologies, qui rejoignent souvent la science-fiction en concevant des minirobots, des « guêpes » tueuses, des armes hyper miniaturisées capables de détruire les équipements adverses ou de s'introduire chez les humains pour les contrôler ou les paralyser.

*Dernier bouleversement du XXI° siècle. : ce ne sont plus seulement les innovations technologiques qui impactent sur l’état et l’avenir de la guerre, ce sont les technologies elles-mêmes qui deviennent l’objet d’une guerre féroce, entre les Etats-Unis et la Chine notamment. Nous sommes passés de la course aux armements à la course aux technologies.  Il existe certes des ruptures technologiques propres au domaine militaire comme les armes à énergie dirigée ou l’hypervélocité : elles peuvent bouleverser les équilibres stratégiques acquis. Mais les ruptures dans les technologies civiles sont encore plus vitales et peuvent avoir le même impact stratégique. Dans la société du numérique hyperconnecté, que l’on nous annonce comme inévitable, celui qui contrôlera telle ou telle innovation sur la 5G ou plutôt la 6, ou la 7 G, ou sur les avancées de l’IA, contrôlera le monde. Autrement dit, cette course à la supériorité numérique, pourtant concentrée sur une technologie a priori non militaire, instaure une sorte de « guerre civile mondiale », peut-être encore plus redoutable que les classiques conflits armés.

 

De nouvelles interrogations de gouvernance et d’éthique

Depuis une quinzaine d’années, les technologies « disruptives » sont légion. Disruptives car elles apportent un changement qualitatif tel dans un marché qu’elles remplacent à terme les anciennes technologies, créent une nouvelle demande donc un nouveau marché, et bouleversent potentiellement les pratiques sociales. Tel fut le cas par exemple de l’invention du téléphone mobile. Des milliers d’autres inventions apparaissent tous les ans, dans le secteur alimentaire (steaks végétaux), les loisirs (vidéo en réalité augmentée), le transport (véhicule à hydrogène) etc. S’il est difficile de prévoir l’impact à terme de ces innovations (on se souviendra que l’ampoule électrique fut inventée en 1879, mais qu’il faudra attendre le XX° siècle pour en voir l’usage industriel et le triomphe de la « fée électricité), on peut toutefois dresser une première liste des technologies les plus susceptibles de changer notre monde : l’impression 3D, le big data, les bitcoins et autres blockchains, les drones et autres robots autonomes, la réalité virtuelle augmentée, l’internet des objets, les assistants vocaux et autres chatbots, l’ordinateur quantique, le séquençage du génome, les biotechnologies etc. Surtout, c’est l’interconnexion entre deux ou plus de ces innovations qui présente l’effet de rupture le plus massif : smart city, industrie 4.0, transhumanisme etc.

Des technologies pour le meilleur ou pour la guerre ? Sans doute les deux, si l’on se réfère au passé récent et aux difficultés du contrôle raisonné de ces ruptures technologiques, selon les pays et les régimes politiques qui les définissent. C’est ici que deux réflexions majeures s’imposent : celle de la gouvernance souhaitable de l’innovation technologique d’une part et celle, en Occident, de la démocratie et du modèle de société porté par certaines ruptures technologiques, d’autre part.

*La question de la gouvernance est cruciale non seulement pour consacrer la légitimité du progrès scientifique mais aussi pour en contrôler les dérives et défendre le principe même de notre humanité. Plus elle est collective – impliquant le maximum d’Etats et le maximum d’acteurs – plus elle a des chances d’être efficace. Dans le passé, des systèmes de gouvernance ont déjà été inventés pour les innovations les plus disruptives, par exemple le nucléaire. Cette gouvernance cumulait des Traités bilatéraux et internationaux, des institutions de contrôle, des processus réguliers de consultations au plus haut niveau des Etats. Le Traité de non-prolifération entré en vigueur en 1970 était secondé par les inspections de l’Agence internationale de l’énergie atomique. Le Traité sur l’interdiction des essais nucléaires fut signé en 1996, lorsque l’innovation technologique permit de se passer des essais réels. D’autres accords sur les armes de destruction massives (ADM), chimiques, radiologiques, bactériologiques, furent signés dans les années de guerre froide. Surtout, les négociations dites « arms control » entre les deux superpuissances de l’époque, Etats-Unis et URSS, permettaient de contrôler la course aux armements nucléaires (accords START sur les armes stratégiques, accord FNI sur les armes de moyenne portée).  Ce système de gouvernance n’était certes ni complet ni universel, mais il permit de contrôler le non usage et la prolifération des ADM jusqu’à ce jour.

Rien d’équivalent n’existe en revanche pour les nouveaux espaces de guerre ou les nouvelles technologies disruptives. Le cyber espace est de loin le moins contrôlé de tous les espaces d’affrontement. Or c’est aussi l’espace vital de toutes les communications civiles, personnelles, économiques qui tissent le quotidien de la mondialisation. Gouverner cet espace est donc devenu un enjeu majeur, hélas difficile à relever à l’échelle de la planète. Des premières initiatives ont vu le jour de façon informelle. En 2004, l’ONU a mis en place un groupe d’experts gouvernementaux sur la cybersécurité qui statua notamment que le droit international était applicable au cyberespace (ce qui n’était pas évident pour tout le monde). Mais depuis 2017, les négociations sont au point mort, faute peut-être de n’avoir pas su inclure les acteurs non gouvernementaux (les Gafam notamment) dans la négociation.  Il existe également en Europe la Convention de Budapest, signée en 2001 : elle vise principalement à l’harmonisation des droits pénaux en matière d’incrimination informatique et au renforcement de la coopération lors des enquêtes et des procédures judiciaires. Plus récemment la France a lancé l’« Appel de Paris pour la confiance et la sécurité dans le cyberespace ». Cet appel est soutenu par plus de 1100 entités, (États, entreprises et associations professionnelles, organisations de la société civile, collectivités territoriales). Les Gafam en sont membres, mais ni les USA, ni la Chine, ni la Russie n’en sont signataires. Toutes ces initiatives sont bienvenues mais encore très parcellaires, incomplètes, occidentales essentiellement. La question de la gouvernance d’internet reste donc un défi majeur.  

Les urgences sont identiques s’agissant d’autres innovations comme les biotechnologies, le séquençage du génome humain, et leur impact sur l’intégrité humaine. Il existe certes une Déclaration universelle sur le génome humain et les droits de l'Homme, adoptée à l'unanimité à l'UNESCO, en 1997 puis par les Nations Unies. Mais cette initiative reste de l’ordre du déclaratoire. Et rares sont les efforts internationaux tentés pour encadrer les recherches dans le domaine du séquençage du génome, à l’exception de la convention internationale d’Oviedo (1997). Cette Convention est le seul instrument juridique contraignant international pour la protection des droits de l’Homme dans le domaine biomédical. Elle autorise la recherche fondamentale, mais interdit de les utiliser pour donner naissance à un être humain. Plus récemment, dans le cadre des Nations Unies, l’OMS a lancé en 2018 un registre mondial sur la recherche en matière de correction du génome humain : « Les technologies nouvelles de correction du génome s’accompagnent de promesses et d’espoirs incroyables pour ceux qui souffrent de maladies que l’on pensait autrefois ne jamais pouvoir guérir. Mais certaines utilisations de ces technologies présentent des risques uniques et inédits sur le plan éthique, social, réglementaire et technique » a déclaré le directeur général de l’OMS. Toutefois, cette initiative reste encore au stade des études préalables.

Dernier exemple où la gouvernance devient aussi un problème éthique : les innovations de la robotique et du numérique militaire. Le soldat augmenté se situe en effet à la limite de la technologie et de la biotechnologie. Jusqu’où peut-on « envahir » le corps humain de technologies capables de démultiplier les taches du combattant (injection ou absorption de substances, opérations chirurgicales, implants ou puces sous la peau, etc) ? En France, le comité d’éthique de la défense refuse pour sa part de mettre en œuvre des technologies invasives du corps humain, mais il n’interdit pas la recherche sur ces méthodes. Quant aux « robots tueurs », la limite française est que ces machines ne soient pas capables de s’assigner d’elles-mêmes une mission ou de modifier la mission qu’on leur aura confiée. La Ministre des armées Florence Parly se veut sans ambiguïté : « Notre ligne rouge est claire : tous nos travaux s'inscrivent dans un cadre éthique où l'IA doit rester au service de l'Homme et non le remplacer. Il n'est pas question de confier à une machine le choix de tirer ou la décision de vie ou de mort. L'Homme garde le contrôle et reste donc responsable, comme l'exige le droit de la guerre. En outre, la technologie ne devra pas diluer la responsabilité du commandement, c'est un principe cardinal[2]. » Toutefois, cette décision française ne règle pas le problème global de la gouvernance et du contrôle des SALA (systèmes d’armes létales autonomes). Aux Nations Unies, un certain nombre de pays (78) se sont prononcés en faveur de l’interdiction totale de ces systèmes. D’autres réclament au minimum un contrôle humain sur les SALA. Mais plusieurs grandes puissances s’opposent à l’adoption de normes juridiquement contraignantes, dont les USA, la Russie, le Royaume Uni, Israël et la France.

*La seconde question concerne le type de société que les démocraties souhaitent préserver ou renforcer. Autrement dit, il s’agit d’évaluer l’impact politique indirect des nouvelles technologies sur l’organisation et les principes démocratiques et définir les limites que la collectivité souhaite y mettre. Car il y a des décennies désormais que les Etats, autrement dit les gouvernements élus et contrôlés par la souveraineté populaire, ont perdu le monopole des révolutions technologiques. Mis à part quelques programmes strictement militaires, ce sont désormais de grands groupes industriels et financiers qui financent la recherche, le développement et la diffusion des innovations technologiques, en particulier dans le domaine du numérique. Les Gafam arrivent en tête des entreprises innovantes, avec des moyens colossaux, tant en nombre d’ingénieurs que de capital financier. Ainsi Apple et Microsoft ont atteint voire dépassé 1000 milliards de dollars de capitalisation boursière en 2019, soit presque le double du PIB de la Pologne et l’équivalent du PIB des Pays Bas. Si on cumulait leur capitalisation boursière, les 5 entreprises des Gafam représenteraient la quatrième puissance mondiale, devant l’Allemagne. Or ces entreprises sont évidemment maîtres chez elle, des algorithmes qu’elles inventent et utilisent, des modes de consommation et de relations qu’elles promeuvent dans leurs réseaux, et bien évidemment du contrôle qu’elles exercent sur leurs outils tout autant que sur leurs utilisateurs. « Ce n’est pas le boulot des consommateurs de savoir ce qu’ils veulent » affirmait Steeve Jobs, le patron d’Amazon. De la même façon, le fait que Jack Dorsey, patron de Twitter, ait décidé seul, sans aucun contrôle politique, de fermer les comptes Twitter de Donald Trump pose un problème majeur pour la démocratie politique. De nombreux appels à la vigilance existent quant au type de société que véhicule l’industrie numérique (abolition de la vie privée, société du contrôle, de l’enfermement dans les réseaux sociaux, de la manipulation commerciale et informationnelle, etc) sans pour autant que les Etats puissent contrecarrer voire même contrôler leur ascension mondiale. A deux exceptions près : le contrôle fiscal, qui reste un apanage des gouvernements et que les Gafam tentent de contourner par les plus retors des moyens ; la législation sur la protection de l’individu. L’Union européenne a été la première entité politique à vouloir protéger les données personnelles face à l’industrie du numérique : en 2016, elle a proposé le Règlement pour la protection des données personnelles (RGPD) qui impose aux entreprises numériques un certain nombre de règles ou de sanctions financières importantes en cas de non-respect de ces règles.

D’autres secteurs que le numérique interrogent aussi notre modèle de société. Dans le domaine de la conquête spatiale, le rapport public/privé s’est inversé au bénéfice de l’industrie privée. Elon Musk, avec son programme SpaceX, vise l’exploration renforcée de l’espace, avec des projets de tourisme spatial et à terme de colonisation de la planète Mars. Pourquoi pas ? Mais la création éventuelle d’une civilisation extra-terrestre – au sens propre du terme – ne devrait-elle pas faire partie des défis globaux de l’humanité, plutôt que des rêves éveillés de quelques entrepreneurs, fussent-ils les plus imaginatifs qui soient ? 

« Quand les hommes ne choisissent pas, les événements choisissent pour eux » écrivait Raymond Aron à propos de la IV° République. Une vérité parfaitement transposable à la technologie sans contrôle : si les hommes ne choisissent pas, les technologies le feront pour eux. Tel est l’enjeu principal du progrès technologique au XXI° siècle.

 

 

[1] La tribune, 22 mars 2017

[2] Les Echos, 5 avril 2019