Ecrit par Nicolas Tenzer, Chargé d'enseignement International Public Affairs, Sciences Po.
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons.

Avant son élection, Joe Biden avait lancé l’idée d’une alliance des démocraties, émise auparavant par certains de ses conseillers, notamment Antony Blinken, le futur secrétaire d’État, et plusieurs think tanks américains.

Cette idée, qui devrait trouver son expression dans l’organisation d’un « sommet pour la démocratie », suscite un certain scepticisme aux États-Unis mêmes et dans certains autres pays, notamment européens, qui y voient les risques d’une division accrue du monde, voire y discernent les effluves d’un parfum entêtant de guerre froide. Ce débat percute d’autres débats sensibles, comme ceux de l’« autonomie stratégique » et de la raison d’être de l’OTAN.

Cette alliance est-elle nécessaire ? Quels sont les buts qu’elle doit viser ? Et comment pourrait-elle procéder ?

La division du monde ?

De manière toujours plus visible, la principale division du monde devient celle entre les dictatures et les démocraties libérales, avec certes des points de nuance et des degrés, mais aussi des zones incertaines qui peuvent préfigurer des points de bascule.

La question de la chute des démocraties, même celles qui paraissent les mieux établies, est loin d’être rhétorique ou à reléguer dans l’histoire des sombres temps. L’épisode Trump et l’attaque du Capitole le 6 janvier 2021 par laquelle l’Amérique aurait pu sombrer l’ont montré. La Hongrie d’Orban en offre un autre exemple. La France, où une victoire de l’extrême droite en 2022 semble possible, n’est pas immunisée.

Sur le plan international, se forme à bas bruit une sorte d’alliance des régimes autoritaires. On la voit prendre forme lors des votes aux Nations unies mais aussi à l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe. Des solidarités ad hoc s’instituent contre les démocraties au-delà des différends que les dictatures peuvent avoir entre elles. Après les seize vétos russe et souvent chinois sur la Syrie, on a vu la même alliance Pékin-Moscou se dessiner sur la Birmanie. Elle s’affirme sur le plan idéologique, les dictatures envoyant aux démocraties un message conjoint d’hostilité envers la règle de droit, notamment internationale, les droits des êtres humains, le libéralisme politique et social et, couronnant l’édifice, le principe de vérité.

L’idée présidant à l’institution d’une alliance pour la démocratie consiste non seulement à porter un coup d’arrêt à leur domination sur la scène internationale, mais aussi à détacher certains pays de leur emprise ou de cette tentation. Il s’agit pour les démocraties de reprendre la main après une période où les dictatures ont été en mesure, en raison de notre abstention, de dicter l’agenda international.

Changement de paradigme pour la politique étrangère

Si l’on entend être sérieux dans la défense de la démocratie, il convient de changer cinq paradigmes de notre action extérieure, aujourd’hui dominants.

D’abord, il faut remettre les droits au centre. Non seulement la violation des droits, en particulier par les grandes puissances, des meurtres des dissidents russes à la répression au Xinjiang et à Hongkong, préfigure souvent des agressions extérieures, mais le silence qui l’entoure, au nom d’une prétendue Realpolitik, consacre la faiblesse des démocraties aux yeux des dictateurs.

Ensuite, nous devons dire et nommer les choses. Lorsque la Chine commet des crimes contre l’humanité, voire, selon les mots de Mike Pompeo puis d’Antony Blinken, un génocide dans le Xinjiang contre les Ouïghours, il faut les qualifier comme tels. Il en va de même lorsque la Russie commet des crimes de guerre en Syrie, en Ukraine et en Géorgie. Ne pas s’y autoriser, c’est contribuer à ravauder le droit international que les dictatures entendent détruire.

 

En troisième lieu, nous devons considérer les pièges possibles du multilatéralisme. Chacun peut certes y voir un atout, mais les dictatures jouent aussi là-dessus pour, d’une part, faire valoir leurs revendications à la diversité – l’autorisation d’avoir un système répressif –, d’autre part, pour se présenter comme des membres aussi légitimes que les autres d’un système fondé sur ce droit qu’elles entendent saper. Dans un système multilatéral, alors que l’égalité théorique est la règle, certains sont plus égaux que d’autres. Les tentatives de remettre le P5 au centre du jeu conduisent à donner un poids prépondérant aux deux dictatures qui en font partie. Ce système multilatéral, paradoxalement, peut conduire à placer au second rang les préoccupations des États moyens ou petits, Ukraine ou Taïwan par exemple, qui n’y ont pas le même poids, voire, pour ce dernier, qui en sont largement écartés.

Ceci implique de ne pas trop compter sur le système onusien pour l’instant sur les sujets de sécurité. Les positions des régimes russe et chinois en font un obstacle concret dans la résolution des conflits les plus graves. Une alliance des démocraties cohérente ne saurait attendre de l’ONU une autorisation d’engagement.

Enfin, la défense de la démocratie interdit, vis-à-vis des principales puissances dictatoriales, le saucissonnage classique des sujets dans lequel s’instille la propagande des dictatures. Délier commerce et sécurité, ou même lutte contre le changement climatique et protection des droits de l’homme, relève d’une illusion coupable.

L’ordre des défis

L’alliance pour la démocratie n’a certes pas vocation à faire disparaître les dictatures par la force militaire. Qui pourrait envisager d’attaquer la Russie ou la Chine ? Mais il convient à tout le moins de freiner la contagion, c’est-à-dire réduire le nombre de régimes qui risquent de tomber sous la coupe des régimes autoritaires les plus puissants. La défense de la démocratie passe par le refus des zones d’influence dans le monde, thématique que tant Pékin que Moscou entendent faire valoir. Les dictatures visent à entraver la sortie des peuples vers la démocratie, à empêcher la création de nouvelles alliances avec les régimes libéraux et, lorsqu’une zone ne peut être contrôlée, à la maintenir dans un état de chaos relatif, puisque celui-ci constitue une menace pour l’Occident. L’Iran, qui a ses objectifs propres, joue ainsi de facto, par son action de déstabilisation, le rôle de supplétif de la Russie au Moyen-Orient.

Ensuite, il faut reprendre les pays qui ont basculé, ou en sont tentés, vers des alliances dangereuses. Tant la Chine que la Russie, en partie aussi la Turquie, elle-même objet de pressions des deux premières, s’emploient à attirer certains pays dans leur orbite par des manœuvres diplomatiques ou des investissements invasifs. C’est le cas notamment de certains pays des Balkans, d’abord de la Serbie, de la Hongrie, mais aussi de plusieurs pays du Golfe et d’Afrique. Les succès de notre diplomatie se mesurera à l’aune de notre capacité à nous les arrimer.

L’espace de l’action

Une alliance des démocraties n’a guère de sens sans plan d’action commun. Même en excluant la confrontation directe, celles-ci ne sont pas dépourvues de moyens.

Le premier, fût-il symbolique, reste l’affirmation claire de nos principes, du droit international, notamment humanitaire, au refus des zones d’influence et de la révision des frontières par la force. Elle se justifie en raison du combat idéologique de l’autre camp pour les abattre dans la pratique, en droit et en légitimité. Elle suppose certes une irréprochabilité sur le plan intérieur.

On entend souvent l’accusation, faisant référence à la période de George W. Bush : « N’opposons pas le camp du bien au camp du mal ! » Certes, le « camp du bien », c’est-à-dire l’Occident, a commis de nombreux crimes, mais il a la faculté de le reconnaître ; ses actes peuvent être librement débattus, et leurs auteurs traduits en justice. Ce n’est pas le cas dans les dictatures dont les voix libres sont réduites au silence, y compris parfois par l’assassinat. Certes, les démocraties ont des alliés traditionnels qui ont pu commettre des crimes – on pense notamment au Yémen. Or, si nous tenons à nos principes, nous pouvons et devons leur tenir un langage de vérité, et non pas, au nom d’une prétendue stabilité, fermer les yeux sur leurs agissements. Elles sont plus dépendantes de nous que l’inverse.

Le deuxième moyen d’action consiste dans le soutien à nos alliés, qu’il s’agisse de l’Ukraine, de Taïwan ou de la Géorgie. Nous devons rétablir une posture crédible de dissuasion. Les propagandistes des régimes révisionnistes mettent en garde : « Vous risquez là de nous engager dans une troisième guerre mondiale. » Nous avons trop entendu cet avertissement et lui avons donné trop de crédit, ce qui explique notre inaction passée. Il est loin d’être avéré que la défense des pays menacés conduise à un tel risque ; notre désarmement préventif, oui.

Le troisième moyen est celui du soutien aux activistes démocrates qui se battent au sein des pays autoritaires pour mettre fin au règle de dirigeants criminels et généralement corrompus. Autant nous ne pouvons généralement pousser à un changement de régime par la force, autant nous devons soutenir les forces démocratiques qui peuvent l’engager – cela vaut pour l’opposition bélarusse, russe et chinoise. Soyons insensibles à la propagande des régimes qui nous accusent de soutenir les « révolutions de couleur ». Nous ne créons pas artificiellement cette opposition, mais nous aidons celle qui existe et qui agit au nom de nos valeurs et de la liberté des peuples.

Enfin, nous avons besoin d’un plan commun pour mettre fin à notre tolérance envers les agissements des dictatures sur notre sol. Le combat contre l’argent sale des cercles proches de ces pouvoirs et la corruption sera une étape décisive. Or, nous continuons à fermer les yeux sur la manière dont ces cercles peuvent continuer à disposer de cet argent sur notre territoire, y compris en s’en servant pour gagner des soutiens chez nous. Nous minimisons ces risques et ne mettons pas tout en œuvre pour exposer, puis sanctionner, ces agissements. Un travail d’harmonisation par le haut des dispositifs légaux s’impose.

L’alliance pour la démocratie a donc un ordre du jour concret. Il vise à nous réunir dans un combat idéologique certes, mais qui a une dimension pratique sur laquelle il ne saurait y avoir de distance entre nos alliés américains, les pays libres d’Europe et les démocraties d’Asie et d’Océanie. L’autonomie stratégique ne saurait signifier la complaisance envers les régimes criminels, mais bien son contraire. La puissance dont nous souhaitons voir l’Europe revêtue n’a de sens que pour contrer ceux-ci. Elle ne saurait être une puissance neutre. Il ne s’agit donc pas d’acter la division du monde que cherchent à nous imposer les dictatures, mais en fin de compte de la prévenir. Plus encore que les États-Unis, l’Europe a intérêt à porter ce combat. Si Washington ne l’avait entrepris, elle aurait dû en prendre l’initiative.The Conversation

Nicolas Tenzer, Chargé d'enseignement International Public Affairs, Sciences Po

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