Ecrit par John Nagle, Professor in Sociology, Queen's University Belfast
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons.

Douze mois après la terrible explosion du port de Beyrouth qui a tué plus de 200 personnes, en a blessé des milliers et a laissé environ 300 000 habitants sans abri, la descente dramatique du Liban dans la crise économique et politique s’aggrave. L’effondrement économique du pays est si grave que la Banque mondiale le classe parmi les trois plus graves jamais observés depuis le milieu du XIXe siècle.Les chiffres reflètent l’ampleur de la catastrophe humanitaire. Plus de 900 000 Libanais ne sont pas en mesure de se procurer suffisamment de nourriture et de bénéficier des services de base car les prix ont augmenté de 580 % depuis octobre 2020. La moitié de la population vit désormais sous le seuil de pauvreté. Le taux de chômage officiel a augmenté de 35 %. Et comme si la situation n’était pas assez grave, les dirigeants politiques de l’État n’ont toujours pas réussi à former un gouvernement de coalition.

Les causes immédiates de cette situation dramatique sont la crise bancaire de 2019, aggravée par la pandémie de Covid. La crise de liquidité qui a consumé le secteur bancaire a entraîné une dévaluation de la livre libanaise de 90 % et une baisse du PIB de 9,2 % en 2020. Cependant, pour bien comprendre la nature de la crise, il est important de prendre en compte le mélange mortel de sectarisme politique et de néolibéralisme qui affecte le Liban.

La notion de sectarisme politique fait référence au système de partage du pouvoir en vigueur au Liban, un système réinventé après la guerre civile de 1975-1990. L’objectif supposé du partage du pouvoir est de garantir des sièges au gouvernement aux représentants des 18 principales communautés de l’État. Le partage du pouvoir est donc censé garantir qu’aucune communauté ne puisse dominer l’État à l’exclusion des autres.

Or ce système a abouti à une situation dans laquelle un groupe de seigneurs de la guerre civile et de magnats ont utilisé leur position de chefs de communauté élus pour s’emparer des institutions économiques de l’État. Ces personnalités puisent dans le Trésor public pour enrichir leurs fortunes personnelles. À l’indice de perception de la corruption (IPC) 2020 le Liban se classe parmi les États les plus corrompus du monde.

Ces leaders communautaires utilisent ensuite ces ressources pour acheter un soutien politique. Les services de base – soins de santé, électricité et gaz – sont de plus en plus contrôlés par des factions communautaires privées. Ces services sont distribués aux membres de leurs communautés à condition qu’ils accordent leur vote aux chefs. Ce système rend de nombreux citoyens dépendants des factions pour leur survie quotidienne.

C’est ici que le sectarisme politique se superpose au néolibéralisme. Le néolibéralisme est associé au recul de l’État, à la privatisation, à la réduction des impôts et à l’externalisation des travaux et services publics (tels que la collecte des ordures) à des entreprises privées. Le Liban d’après-guerre a été décrit comme un exemple de « néolibéralisme réellement existant ».

L’une des illustrations les plus tristement célèbres de ce néolibéralisme est la reconstruction du centre-ville de Beyrouth par Solidere, une entreprise privée-publique créée par l’ancien premier ministre Rafic Hariri. Le transfert de l’espace public aux mains du secteur privé a rapporté à Solidere 8 milliards de dollars (5,7 milliards de livres), soit un quart du PIB du Liban.

Plutôt que de développer des services publics pour favoriser une citoyenneté inclusive et la légitimité du pouvoir, les élites ont érodé les institutions clés qui sont les piliers de la stabilité.

La révolution ou la réforme ?

Où va le Liban ? La Banque mondiale a prévenu que la « contraction brutale et rapide de l’économie libanaise est généralement associée à des conflits ou à des guerres ». La guerre civile qui a duré 15 ans au Liban a fait plus de 150 000 morts et un million de personnes déplacées. Une rechute dans ce type de guerre civile totale est hautement improbable.

En revanche, une nouvelle vague d’agitation sociale est plus vraisemblable. Les mouvements de protestation sont devenus une forme courante d’opposition aux dirigeants communautaires corrompus du Liban. En 2019, alors que la crise bancaire émergeait et que des taxes punitives étaient introduites, les Libanais ordinaires de tout le pays sont descendus dans la rue : cet épisode a été appelé la thawra (« soulèvement »). Les manifestants scandaient : « Tous, ça veut dire tous », ce qui signifie que, à leurs yeux, tous les dirigeants communautaires doivent être évincés.

Il est important de noter que la thawra a donné la parole à toute une série de groupes marginalisés, notamment les femmes, les citoyens LGBTQ+, les antiracistes et ceux qui soutiennent les travailleurs domestiques migrants.

Les élites communautaires ont déployé toutes les astuces à leur disposition pour assurer la survie du régime, officiellement au nom de la stabilité. Les forces de sécurité ont arrêté des militants – même pour leurs publications sur les médias sociaux – et ont lâché leurs sbires pour passer les manifestants à tabac.

La récente nomination de Najib Mikati au poste de premier ministre signifie qu’une fois de plus, un magnat milliardaire va tenir les rênes du pouvoir. En tant que réformateur, il est probable que Mikati se contente d’apporter de petits ajustements au statu quo, plutôt que d’envisager la transformation significative du système communautaire qui s’impose.

L’Occident a traditionnellement essayé de soutenir le système politique défaillant du Liban. Aujourd’hui, l’Occident considère le Liban comme un acteur clé du régime international des réfugiés. Outre les 200 000 Palestiniens déplacés vivant à l’intérieur des frontières du pays, le Liban accueille aujourd’hui environ 1,5 million de réfugiés ayant fui la guerre civile en Syrie voisine.

La France, ancienne puissance coloniale de la région, a présenté un ensemble de réformes économiques et structurelles destinées à rétablir un gouvernement de partage du pouvoir. L’initiative française prévoit la mise en place d’un gouvernement dirigé par des technocrates prêt à mener des réformes sous la supervision du Fonds monétaire international.

Mais ces efforts visant à assurer la survie du régime vont à l’encontre de ce que souhaitent de nombreux citoyens libanais. Pour eux, il n’y a aucun intérêt à revenir à un système défaillant, incapable de fournir les services de base, les emplois et les droits de l’homme. Il faudra bien que la situation évolue. Le statu quo ne peut plus durer.


John Nagle, Professor in Sociology, Queen's University Belfast

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.