Ecrit par Jean-Luc Racine, Directeur de recherches émérite, CEIAS, CNRS, Fondation Maison des Sciences de l'Homme (FMSH)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons.

D’abord, en revenir aux mots. La version officielle en anglais de l’accord signé à Doha le 29 février 2020 entre le négociateur américain Zalmay Khalilzad et le bureau politique des talibans dirigé par le mollah Baradar définit le document comme un « accord visant à apporter la paix en Afghanistan ». Pour les talibans, en revanche, ce qui fut signé est un « accord sur la fin de l’occupation ». On peut certes mettre la formule sur le compte de la propagande, externe et interne : des combattants talibans avaient mal vu l’ouverture de pourparlers à Washington, et certains avaient rejoint l’État islamique wilayat Khorassan, la franchise régionale de Daech.

Au-delà de ces divergences formelles, il convient de souligner les différences notables entre les deux textes signés par les Américains : tandis que Khalilzad signait avec les talibans ce qui fut un peu vite qualifié d’« accord de paix » par la presse internationale, le secrétaire américain à la Défense Mark Esper signait le même jour à Kaboul, avec le gouvernement du président afghan Ashraf Ghani, une « déclaration conjointe pour apporter la paix en Afghanistan ».

Les principaux aspects de l’« accord de la paix »

L’accord signé avec les talibans repose sur deux ensembles majeurs, chacun comportant deux points. Dans le premier ensemble, les États-Unis définissent un calendrier de retrait de leur troupes et de celles de l’OTAN en 14 mois, tandis que les talibans s’engagent « à ce que le territoire afghan ne soit pas utilisé contre la sécurité des États-Unis et de leurs alliés » – en clair, que le pays ne soit plus une base opérationnelle pour les mouvements terroristes, Al-Qaïda au premier chef, mais aussi Daech. D’ici juillet, les forces américaines en Afghanistan passeront de quelque 13 000 hommes à 8 600. Le retrait complet s’opérera jusqu’en avril 2021, si les talibans respectent leur engagement sur la sécurité des États-Unis et de leurs alliés. Les modalités de ce contrôle semblent faire l’objet de clauses confidentielles.

Le second ensemble, dans une seconde phase, concerne les relations entre les talibans et les autorités afghanes : elle pose le principe de l’ouverture de négociations « intra-afghanes » dès le 10 mars (un délai évidemment non tenu), pour aboutir aux deux objectifs attendus : un cessez-le-feu permanent et un accord qui définira « l’agenda de l’avenir politique de l’Afghanistan ». Dans l’accord signé avec les talibans, les États-Unis ne se préoccupent pas de la nature du futur « gouvernement islamique afghan ». C’est hors de cet accord, dans des déclarations conjointes (avec la Russie d’une part, avec l’ONU, l’Union européenne, le Royaume-Uni, la France, l’Allemagne, l’Italie, la Norvège d’autre part) qu’il est mentionné que « la communauté internationale n’acceptera pas la restauration de l’Émirat islamique d’Afghanistan », c’est-à-dire un État purement taliban. Le soutien promis à l’Afghanistan de demain impliquera que le régime négocié entre Afghans « préserve et respecte les droits internationalement reconnus de tous les Afghans, tels que la Constitution les reflète, y compris pour les femmes, la jeunesse et les minorités, et réponde au désir des Afghans de construire sur la base des gains acquis depuis 2001 », date de la chute des talibans.

On a donc avancé, mais pour ce faire – et pour respecter la volonté de Donald Trump d’engager le retrait des troupes avant la prochaine élection présidentielle –, Zalmay Khalilzad a mis de côté le principe majeur affiché au départ : « Rien n’est conclu si tout n’est conclu. » Mais qui conclut quoi ? Le grand absent de l’accord de Doha est le gouvernement afghan. Certes, l’émissaire américain a régulièrement rendu compte à Kaboul des avancées de ses pourparlers, engagés en octobre 2018, alors même que la posture traditionnelle des talibans est de ne pas parler avec les « marionnettes » de Kaboul (leur définition de l’appareil d’État afghan). La déclaration signée le même 29 février entre les Américains et Kaboul est censée rééquilibrer les choses. La diplomatie n’étant que l’art du possible, nous en sommes encore loin.

Certes, les talibans s’engagent, à Doha, à ouvrir le dialogue avec leurs interlocuteurs afghans, mais ceux-ci ne peuvent se réduire à l’appareil d’État, comme le mollah Baradar l’a exposé devant les représentants de la communauté internationale invités à la signature de l’accord avec Washington : « J’appelle toutes les parties (je souligne) afghanes à venir de bonne foi à la table de négociation pour établir un gouvernement islamique puissant et souverain et pour se réunir autour de nos valeurs islamiques et de nos intérêts nationaux. »

Quand les talibans parlent à tout le monde

La stratégie de communication des talibans est remarquable, et vise plusieurs cibles.

Baradar, chef des négociateurs, tient un discours de diplomate, à destination des États. Quant à l’opinion internationale, c’est de façon inattendue Sirajuddin Haqqani qui s’en charge, même s’il est toujours inscrit sur la liste du FBI (section « most wanted ») et sur celle des individus classés terroristes par l’ONU.

Commandant militaire du réseau Haqqani (lié à Al-Qaïda) replié dans les zones tribales pakistanaises après la chute des talibans en 2001, Haqqani est depuis 2015 le numéro 2 des talibans. Huit jours avant l’accord de Doha, il publie dans le New York Times un article qui se veut rassurant sur l’avenir de l’Afghanistan :

« Nous nous engageons à travailler avec les autres parties, de façon consultative et respectueuse, pour se mettre d’accord sur un nouveau système politique inclusif. […] Libérés de la domination et de l’interférence étrangères, nous trouverons ensemble le chemin pour construire un système islamique dans lequel tous les Afghans auront les mêmes droits, où les droits des femmes accordés par l’Islam – du droit à l’éducation au droit au travail – seront protégés. »

Évoquant les « groupes disruptifs qui menacent la sécurité régionale et mondiale », dont le poids est « délibérément exagéré », il assure que « toutes les mesures seront prises en partenariat avec les autres Afghans pour que le nouvel Afghanistan soit un bastion de sécurité et que nul ne se sente menacé sur son sol ». Le 14 mars, les talibans publiaient un communiqué confirmant leur « ferme volonté » d’éliminer « le groupe malveillant de Daech ».

Dernier volet et non le moindre, à destination des combattants talibans : la déclaration vidéo de l’émir des talibans, Hibatullah Akhunzada, diffusée dès le 29 février, appelle les moujahidins à respecter sans arrogance les termes de l’accord, tout en gardant des capacités de riposte si la partie adverse violait ses engagements. Puis l’émir en appelle à tous les Afghans : « Nous sommes prêts pour une solution juste et rationnelle. Venez ! Trouvons une solution à notre problème à la lumière des valeurs religieuses et nationales de notre peuple, et faisons que l’Administration de Kaboul en termine avec son opposition à notre nation. » Les opposants à l’émirat sont pardonnés, au nom de la « fraternité islamique » et de l’unité nationale.

 

Quid du gouvernement afghan ?

Mais qu’en est-il, précisément, du gouvernement afghan ? Affaibli par sa non-participation aux négociations de Doha, le pouvoir de Kaboul l’est plus encore par la crise qu’a ouverte l’élection présidentielle de septembre 2019, dont les résultats n’ont été annoncés que le 18 février 2020, le président sortant Ashraf Ghani étant déclaré vainqueur avec 50,64 % des voix, un résultat contesté par tous les partis d’opposition, en particulier par Abdullah Abdullah, arrivé second avec 39,52 %. Dénonçant des élections frauduleuses, Abdullah, numéro deux du régime sous la première présidence Ghani, s’est intronisé président le 9 mars, le jour même où Ghani officialisait sa propre prise de fonctions avec l’appui de l’administration américaine, dénonçant le « gouvernement parallèle » d’Abdullah.

Cette division affichée donne lieu à des initiatives différentes pour établir les équipes censées ouvrir le dialogue avec les talibans, le Haut Conseil pour la paix, mis en place en 2010 par Hamid Karzai, étant marginalisé par Ghani. Tandis qu’Ashraf Ghani prend du retard pour établir sa délégation, l’opposition, au-delà des seuls partisans d’Abdullah, a annoncé vouloir établir un « Conseil pour le processus de paix ».

Cette désastreuse cacophonie s’ajoute aux importantes divergences entre les deux textes signés le 29 février, en particulier sur le sort des prisonniers des deux camps. L’accord signé à Doha prévoyait que « jusqu’à 5 000 » prisonniers talibans et jusqu’à 1 000 prisonniers « de l’autre camp » seraient libérés avant le 10 mars, censé être le premier jour des négociations intra-afghanes. Problème : la déclaration conjointe entre Américains et gouvernement afghan ne parle que de « déterminer la faisabilité de libérer un nombre significatif de prisonniers des deux camps ». Pas étonnant qu’Ashraf Ghani ait refusé d’engager la libération de 5 000 talibans, qui était pour lui un objet de négociation, alors qu’elle est, selon l’accord de Doha, un préalable. La réponse des talibans a été immédiate : dès le 2 mars, ils ont repris leurs attaques contre les forces afghanes à travers le pays. Sous pression américaine, Ashraf Ghani annonce le 11 mars qu’un premier contingent de 1 500 talibans sera libéré avant l’ouverture des pourparlers intra-afghans.

Quels pourparlers intra-afghans ?

On imagine l’asymétrie des pourparlers éventuels. Si le peuple afghan aspire à la paix, de quelle paix s’agirait-il ? L’accord entre les États-Unis et les talibans a fait l’objet de vives critiques. En Afghanistan, où Rahmatullah Nabil, ancien chef des services secrets, a jugé que la libération des prisonniers talibans, conséquence d’un « accord honteux », est une insulte aux quelque 50 000 hommes des forces afghanes tués ces dernières années ; mais aussi aux États-Unis, où l’un des grands think tanks de Washington, entre autres, voit dans l’accord de Doha une impasse.

En replaçant cet accord dans le cadre du Grand jeu que les pays de la région et les grandes puissances déploient en Afghanistan, et dans lequel s’impliquent les pays, comme le Qatar, l’Allemagne et la Norvège, prêts à accueillir sur leur sol les pourparlers intra-afghans, laissons au président de l’Afghan Institute of Strategic Studies le mot de la fin, en citant sa métaphore culinaire :

« Le menu a été choisi par le Pakistan, il a été cuisiné par un chef américain dans une cuisine allemande pour un restaurant norvégien. La facture a été payée par le Qatar. Les talibans auront les entrées, le plat principal étant partagé entre le Pakistan et la campagne électorale de Trump. Le gouvernement afghan aura une part du dessert. Les mouvements démocratiques afghans, y compris ceux de défense des droits des femmes, auront les restes, s’il y en a. »

D’autres analystes sont moins tristement désabusés, mais tous reconnaissent qu’après l’accord de Doha, le plus dur reste à faire, alors que la légitimité internationale des talibans n’a jamais autant été reconnue…


Jean-Luc Racine, Directeur de recherches émérite, CEIAS, CNRS, Fondation Maison des Sciences de l'Homme (FMSH)

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