Ecrit par André Guichaoua, Professeur des universités, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons.

Depuis sa création en 2003, la Commission nationale de lutte contre le génocide du Rwanda (CNLG) porte la politique nationale de mémoire du génocide sur la base d’un programme qui a progressivement imprimé sa marque sur tous les contours des politiques sectorielles.

Chaque année, l’organisation et les thématiques privilégiées lors des célébrations sont établies en liaison étroite avec la présidence de la République. Nous aborderons ci-après la période qui suit le 20e anniversaire de la guerre et du génocide de 1994.

L’internationalisation de la mémoire du génocide (2014-2019)

Le Rwanda entrait alors dans la phase finale de la politique publique de « seconde internationalisation » de la mémoire de ce génocide définie par la CNGL. L’objectif était d’imposer la reconnaissance et la célébration du génocide comme une exigence éthique internationale.

Cette politique s’est traduite en 2014 par l’organisation à Kigali de commémorations particulièrement offensives, notamment à l’égard de la France, dont l’ambassadeur s’est vu retirer l’accréditation le matin même des commémorations. Le discours accusateur du président Paul Kagame fut le point d’orgue des cérémonies officielles organisées en présence du secrétaire général de l’ONU et de nombreux chefs d’État étrangers.

En décembre 2017, au regard de la généralisation à l’étranger de la commémoration du génocide le 7 avril, le Rwanda déposa à l’ordre du jour de l’Assemblée générale des Nations unies une demande de modification de l’intitulé de cette « Journée de réflexion sur le génocide de 1994 au Rwanda ». Le 26 janvier 2018, l’Assemblée adopta sans vote une décision qui reprenait la formulation rwandaise officielle de « génocide contre les Tutsi au Rwanda ». Une formulation très critiquée car réintroduisant l’ethnie et excluant les autres victimes.

En 2019, la célébration du 25e anniversaire consacrait la reconnaissance unanime par la « communauté internationale » de sa responsabilité vis-à-vis d’un génocide qu’elle n’a pas voulu arrêter. Marquées par l’expression des remords de plusieurs pays, les cérémonies officielles connurent une ampleur exceptionnelle.

Même la France, habituellement ciblée, fut ménagée. Quelques mois plus tôt, un non-lieu de la justice française dans la procédure de l’attentat contre l’avion présidentiel du 6 avril accusant des personnalités rwandaises soldait un lourd et long contentieux entre la France et les autorités du nouveau régime rwandais – et cela, non sans risque. En effet, en 2017, lors de la clôture de son instruction, le Rwanda avait chargé un célèbre cabinet d’avocats américain d’étudier les possibilités de poursuites judiciaires envers la France devant la justice internationale pour complicité de génocide.

Attendu à Kigali, le président Macron avait finalement délégué un député français d’origine rwandaise et soulignait dans une déclaration publique sa volonté de « rupture dans la manière dont la France appréhende et enseigne le génocide des Tutsi », faisait du 7 avril une journée nationale de commémoration en France et installait une Commission « consacrée à l’étude de toutes les archives françaises concernant le Rwanda de 1990 à 1994 » (en outre, en juin, lors du 25e anniversaire des massacres de Bisesero, un second non-lieu français mettait un terme à la procédure engagée envers des officiers français de l’Opération Turquoise). Une approche pédagogique vis-à-vis des institutions régaliennes françaises invitées à assumer l’héritage et à reconnaître les « erreurs » du passé, dont les questionnements, les réponses attendues et le calendrier ne pouvaient être continûment soumis aux pressions des autorités rwandaises.

Le retour des commémorations polémiques : le contentieux onusien de 2020

Le 26e anniversaire fut particulièrement difficile pour le Rwanda. Outre les contraintes de la Covid interdisant les rassemblements publics, les déclarations du Secrétaire général des Nations unies et du président de l’Assemblée générale de l’ONU (AG-NU) contestant, la veille des commémorations, le nouvel intitulé officiel du programme de communication surprirent. Dans son Message public, Antonio Guterres précisait que parmi le « million de personnes [qui] ont été systématiquement tuées en l’espace de 100 jours, les victimes étaient tutsies en majorité, mais comptaient également parmi elles des Hutus et d’autres personnes qui s’opposaient au génocide. En cette journée, nous honorons la mémoire de toutes ces personnes. Nous puisons notre inspiration dans la capacité des personnes rescapées à se réconcilier et à se reconstruire. »

Le lendemain, 7 avril, à Kigali, prenant acte des communiqués onusiens, la brève déclaration publique du président Kagame s’adresse aux « rescapés », à « tous les Rwandais », évoque les « victimes de la tragédie », parle de « désastre » et des « événements que notre pays a traversés », sans mentionner le « génocide des Tutsi ».

Cette transgression de la formule officielle consacrée par la Constitution et imposée par la loi mobilise les organisations de rescapés. Le président recule.

Un vote formel d’une résolution de l’AG-NU s’impose. Le 20 avril, lors des débats sur le projet de résolution soutenu par le Rwanda, les États-Unis et la Grande-Bretagne dénoncent la discrimination entre les différentes victimes de la guerre et du génocide et la réécriture de l’histoire du passé que cette formulation induit. Suite aux pressions rwandaises, la version controversée de la Résolution est néanmoins adoptée au consensus.

L’ambassadeur américain adresse alors une seconde lettre d’explication au président de l’AG-NU, exprimant sa déception « face au processus de négociation qui a mené à cette résolution […] en forçant les alliés du Rwanda, y compris les États-Unis, à accepter des termes que nous trouvons préoccupants. »

Le 28 avril, une réponse officielle du gouvernement rwandais revendique l’exclusivité de la qualification de génocide aux seules victimes tutsi et regrette que « loin de promouvoir la réconciliation, les explications de la position des États-Unis et du Royaume-Uni sont sources d’ambiguïté, alimentant le mouvement négationniste résurgent qui, déjà, est en plein essor dans la région des Grands Lacs et au-delà ».

Tous les objectifs de l’active politique nationale de mémoire promue par la CNLG sont alors formellement atteints : la reconnaissance et la célébration du « génocide contre les Tutsi au Rwanda » sont consacrées comme une exigence éthique internationale ainsi que sa politique de mémoire du génocide désormais déconnectée de son contexte historique, comme les propos de l’ambassadeur américain le soutiennent.

En effet, dissociant la commission du génocide des politiques poursuivies par les deux blocs politico-militaires en guerre de 1990 à 1994 qui ont débouché sur la « guerre finale » et le génocide d’avril-juillet 1994, l’histoire officielle du Rwanda clôt les débats qui marquent depuis les indépendances les travaux historiques relatifs à cette région. Il ne s’agit plus d’une reconstruction reposant sur des données factuelles ou des recherches qui l’enrichiraient, mais sur la criminalisation de tous ceux qui la contestent au nom des diverses lois sur le négationnisme.

Les « autres luttes » du Rwanda en 2021 : de la Grande-Bretagne à la France

En avril 2021, deux événements majeurs encadraient les commémorations. Le 26 mars, la publication du Rapport sur les archives françaises relatives au Rwanda et au génocide des Tutsi était suivie de l’annonce d’un probable déplacement du président français au Rwanda. À Kigali, les autorités préparaient activement la tenue en juin du sommet des États membres du Commonwealth. Tout laissait penser que les commémorations capitaliseraient sur ces avancées.

La capitalisation a bien eu lieu mais le long discours présidentiel consista essentiellement à justifier la fermeté des autorités pour défendre les acquis de la reconstruction : la restauration de la paix, de la sécurité et de l’état de droit, la lutte contre l’impunité des génocidaires installés hors du Rwanda. Puis, dans un second temps, répondre aux critiques suscitées à l’étranger par l’ordre sécuritaire instauré.

Sont alors dénoncés les pays qui, sans juger eux-mêmes les génocidaires présumés installés sur leur territoire, refusent de les extrader au Rwanda : « Ce sont les mêmes qui remettent en question l’usage du terme Génocide contre les Tutsi », c’est-à-dire les opposants à la résolution onusienne d’avril 2020. Aux yeux du président Kagame, il ne s’agit pas là d’un rappel pour la forme mais d’un nouveau combat :

« Aujourd’hui, nous avons une autre lutte, les gens luttent pour l’appeler “génocide contre les Tutsi”. Mais le problème des définitions a commencé en 1994, alors qu’il suffisait de donner un nom à ce qui se passait. »

Un combat et des soupçons de négationnisme surprenants alors que Kigali s’apprête à accueillir le prochain sommet du Commonwealth, une organisation dont le Royaume-Uni est le cœur et qui, pour le Rwanda, hormis la langue d’une partie de sa population, repose principalement sur l’adhésion aux valeurs décrites dans la Charte du Commonwealth. Un rappel que le représentant britannique s’était autorisé lors de l’examen de la situation au Rwanda par la Commission des droits de l’homme des Nations unies en janvier 2021 :

« En tant que membre du Commonwealth et futur président en exercice, nous exhortons le Rwanda à s’inspirer des valeurs du Commonwealth en matière de démocratie, de primauté du droit et de respect des droits de la personne. »

Des violations dénoncées par les plus importantes organisations anglo-saxonnes de défense des droits de l’homme (HRW / Amnesty International) qui classent alors le Rwanda parmi les tout premiers pays de la planète en matière de non-respect de droits humains. D’où l’animosité et la réplique présidentielle cinglante envers la Grande-Bretagne :

« C’est comme si cette simple reconnaissance de ce que devrait être le mot de [génocide] était une récompense accordée aux Rwandais en échange d’un “bon comportement”.[…] Quelle honte. »

En contrepoint, le président cite alors un passage du tout récent Rapport sur les archives françaises qui « montre que le président Mitterand et ses proches conseillers savaient qu’un génocide contre les Tutsi était planifié par leurs alliés au Rwanda ». Le rapport français propose en effet une approche documentée et fort critique du rôle de la France au Rwanda aux côtés du régime Habyarimana entre 1990 et 1994 sans pourtant estimer que la France a été « complice du génocide » : « Il marque aussi un changement, il montre la volonté même des dirigeants en France, d’aller de l’avant avec une bonne compréhension de ce qui s’est passé, et nous nous en félicitons », commente Paul Kagame. Une nouvelle avancée de la part d’un pays régulièrement pris à partie par les autorités de Kigali depuis la première commémoration officielle d’avril 1995.

Mais l’essentiel était à venir. Le 19 avril, les autorités rwandaises dévoilaient enfin leur propre « rapport d’enquête », établi par un cabinet d’avocats américain, sur le rôle de l’État français en lien avec le génocide contre les Tutsi au Rwanda actualisé au regard des conclusions du rapport français. Bien plus sévère que le rapport français, cette enquête à charge établit, selon le ministre rwandais des Affaires étrangères, les responsabilités des dirigeants politiques français de l’époque « qui ont rendu possible un génocide prévisible ». Ayant de même établi « la vérité sur la base de faits connus et d’archives existantes », il estime ensuite que « la France n’a pas participé à la planification du génocide », « ni aux tueries et aux exactions » : « L’État français n’est pas complice. Mais c’est une question de droit et le gouvernement rwandais ne portera pas cette question devant une cour. » Telles sont définies les bases d’une « relation saine » éventuellement complétée par l’expression d’excuses qui « serait un pas dans la bonne direction pour rétablir la confiance. »

La convergence finale des conclusions des deux rapports sur l’absence de complicité de génocide de la France et le renoncement mutuel à la judiciarisation de la confrontation franco-rwandaise méritent d’être soulignés. En France, en 2019 les non-lieux judiciaires avaient ouvert la voie à des « historiens archivistes » non spécialistes du Rwanda qui, suite à l’analyse d’un important corpus de données officielles jusque-là protégées, avancent des conclusions de caractère juridique… Parallèlement, les juristes américains sollicités par le Rwanda arrivent aux mêmes conclusions juridiques après avoir rédigé une histoire longue et détaillée de la libération du Rwanda d’un régime génocidaire continûment soutenu politiquement par la France dès son installation au cours des années 1970 puis militairement pendant la guerre sans oublier les relations avec les actuelles autorités. Une politique assumée qu’ils ne qualifient pas pour autant, au terme d’un plaidoyer brillant conforme aux attentes de leur client, de complicité de génocide.

Délibérément maintenus à l’écart du processus d’élaboration des deux rapports, les chercheurs intéressés par cette région sont désormais invités à prendre la mesure de ces apports de documents inédits et des récentes « vérités établies » susceptibles de renouveler les approches sur la guerre et le génocide des Tutsi au Rwanda en 1994.

Les enjeux des commémorations de l’année 2022

Tout laisse penser que les prochaines commémorations seront aussi riches en événements et apports. Sans anticiper les déterminants diplomatico-politiques qui prévaudront alors, on peut déjà mentionner deux commémorations de portée internationale qui concerneront directement ou indirectement le Rwanda. Vient tout d’abord, le 1er juillet, l’anniversaire commun au Rwanda et au Burundi des soixante ans de leur indépendance.

Au Rwanda, où le 1er juillet est banalisé comme une simple journée chômée, les autorités continueront vraisemblablement à célébrer avant tout le 4 juillet leur prise de Kigali en 1994. Au Burundi, à l’inverse, plus encore qu’en 2012, les autorités entendent donner une forte portée symbolique et politique à leur célébration conjointe de l’indépendance et du 50e anniversaire du génocide des Hutu de 1972. La reconnaissance de ce génocide « occulté » à l’échelle nationale et internationale sera au cœur des commémorations.

Sans engager de débat sur cette occultation, rappelons que plusieurs rapports des Nations unies mentionnent dans la liste des massacres de masse qualifiés de génocide « le massacre des Hutus par les Tutsis au Burundi en 1965 et en 1972 » (Rapport, 1985 pp. 12/20/22)) ainsi que « des actes de génocide perpétrés contre la minorité tutsi le 21 octobre 1993 et les jours suivants » (Rapport, 1996, pp. 89)). Mais en l’absence d’enquêtes approfondies, ces crimes sont restés sans prolongements judiciaires.

Dans une région qui depuis l’indépendance des deux pays « frères ennemis » vit au rythme de crises politiques nationales étroitement imbriquées et dominées par les exclusives ethniques, les divers massacres de masse et génocides des années 1959-61, 1965, 1969, 1972, 1988, 1973, 1993, 1994, 2015 demeurent profondément ancrés dans les mémoires des Burundais comme des Rwandais. Alors que les dominations « tutsi » du Burundi et « hutu » du Rwanda désormais inversées après deux guerres civiles pérennisent l’autoritarisme politique de régimes militaires et de partis uniques de facto, le débat engagé par les responsables onusiens sur l’exclusivité d’un groupe de victimes commémorées perdure sous des formes spécifiques des deux côtés de la frontière.

Les modalités de la célébration burundaise ne sont pas encore arrêtées, mais il apparaîtrait paradoxal que lors de la prochaine commémoration du génocide des Hutu de 1972, les autorités burundaises ne confirment pas la position de principe au nom de laquelle elles ne se sont pas associées en 2020 aux pays « sponsors » de la motion rwandaise et ne mentionnent pas explicitement les « autres victimes ». En effet, pour la grande majorité des Burundais, cinquante ans après le génocide de 1972 et le rétablissement de la paix, le temps d’honorer la mémoire de toutes les victimes des divisions nationales semble venu.

 

En bien des lieux, les débats ouverts qui accompagnent l’actuel travail d’exhumation et d’enregistrement des victimes de 1972 mis en œuvre par la Commission Vérité et Réconciliation déclenchent des prises de parole libératrices des populations hutu et tutsi qui ont réappris à vivre ensemble et à échanger. Sur le terrain, la forte motivation des populations et l’implication des institutions éthiques dans le travail de deuil modèrent, voire contiennent les velléités des acteurs politiques d’imposer leurs propres agendas au processus.

Dans ce contexte, le « devoir de mémoire » et le « devoir d’histoire » progressent conjointement et pourraient rendre enfin possible l’écriture d’une histoire nationale plurielle et partagée.


André Guichaoua, Professeur des universités, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.