A l'occasion du Forum mondial Normandie pour la Paix les 30 septembre et 1 octobre 2021, de nombreux intervenants ont pu revenir sur les problématiques et solutions actuelles pour un multilatéralisme qui permettrait de mieux gouverner la paix. Nicole Gnesotto, membre du comité scientifique de Normandie pour la Paix et intervenante à ce débat partage aujourd'hui des clés de compréhension supplémentaires.

« La guerre a toujours existé. La paix est une invention de l’Homme ». Pierre Hassner, l’un des plus grands penseurs français des relations internationales au XX° siècle, dressa un jour ce constat, moins simple qu’il n’y parait. Car le génie humain fut tout aussi grand pour raffiner les horreurs guerrières que pour imaginer des systèmes de stabilité régionale ou mondiale. Si l’on s’en tient à la seule histoire de la paix, force est de reconnaître que l’homme a beaucoup innové. Durant les siècles qui ont construit la civilisation humaine, au moins quatre formules ont été tentées pour assurer la paix.

La première est la paix par l’empire, autrement dit la sacralisation du droit du plus fort. C’est le système le plus vieux du monde, de César à Charles Quint, d’Alexandre à Napoléon, de l’empire britannique à l’empire soviétique. A la suite de guerres de conquêtes, la puissance dominante impose ses règles et son droit sur les territoires soumis et fait régner, dans les limites géographiques de l’empire conquis, la paix par l’occupation et la soumission des faibles, populations ou Etats vaincus. Quelques révoltes et rébellions agitent parfois la stabilité de l’ensemble, mais l’usage de la force permet à celui-ci de se révéler relativement durable : cinq siècles pour l’empire romain, cinquante ans pour l’empire austro-hongrois, un siècle pour l’empire britannique, dix ans seulement pour l’empire napoléonien.  La chute de l’Union soviétique en 1991 marque la fin du système impérial, du moins dans son incarnation militaire.

La seconde formule est la paix par l’équilibre des forces. Cette formule résulte du refus des tentations impériales de la part de l’une ou l’autre des puissances en présence. Ainsi, lors du Congrès de Vienne de septembre 1815, après la chute de Napoléon, les grandes puissances de l’époque s’entendent pour qu’aucun Etat ne soit plus en mesure de contrôler, voire de conquérir les autres. Chacune étant à peu près de force égale à l’autre, les puissances se trouvent dissuadées de toute agression contre le voisin. Un jeu d’alliances et d’alliances de revers permet de maintenir cet équilibre dans le temps, contre toute velléité de conquête de la part de l’un des acteurs. Ce concert des nations en faveur de la paix s’est révélé à la fois stabilisateur pendant quarante ans d’histoire européenne, mais en même temps très violent et instable. La paix ainsi acquise ne tient pas compte en effet des petites puissances qui se retrouvent de facto sous le contrôle des grandes : ainsi l’empire hongrois « représentait-il » trente-huit Etats souverains. L’ignorance des nations au bénéfice des grands Etats entraina donc les révoltes allemandes, italiennes et toutes les guerres des nationalités qui éclatèrent après 1850.  Au début du XX° siècle, l’équilibre des forces est rompu par l’Allemagne de Guillaume II, qu’une alliance entre les autres puissances européennes, et les Etats-Unis, finit par défaire à la fin de la Première Guerre mondiale. Le même schéma se répétera lors de la Seconde Guerre mondiale. La notion d’équilibre est en effet instable par essence, car les rapports de force ne se calculent jamais avec exactitude, et parce que les volontés de puissance peuvent l’emporter sur tout autre considération. C’est la raison pour laquelle l’invention de l’équilibre nucléaire marquera un tournant décisif par rapport à la fragilité des rapports de forces conventionnelles. 

La paix par la technologie est une invention de la fin de la Seconde Guerre mondiale. L’arme nucléaire représenta en effet une révolution copernicienne dans la notion d’équilibre :  alors que celui-ci demeure instable quand il s’agit d’armes classiques, car un Etat est toujours tenté de croire qu’il peut l’emporter sur les autres, l’équilibre nucléaire se révèle en effet intouchable. Aucun Etat ne prend le risque d’attaquer l’autre, tant le risque d’une montée aux extrêmes nucléaires, autrement dit d’une destruction apocalyptique de la planète, est réel : la dissuasion nucléaire interdit donc la guerre entre les pays possesseurs de telles armes. C’est ainsi que de 1950 à 1991, l’Europe fut soumise à la « paix froide » de l’ère nucléaire, les Etats-Unis et l’URSS possédant chacun un arsenal équivalent de 12 000 têtes nucléaires. Certes, des guerres conventionnelles pouvaient avoir lieu entre les deux Grands par satellites interposés, dans la partie du monde non couverte par la dissuasion : en Afrique, en Asie, en Amérique Latine par exemple. Mais pour le continent européen, la dissuasion nucléaire a garanti un système bipolaire stable dont Raymond Aron avait ainsi résumé les deux effets majeurs : « paix impossible, guerre improbable ». Il est vrai toutefois que la « paix » sur le continent se payait de l’occupation soviétique violente de la partie Est du continent, privée de liberté.  

Enfin, la paix par la collaboration de tous avec tous est au cœur des tentatives de sécurité collective qui ont émergé au XX° siècle à la suite des deux guerres mondiales. La première échoua : la Société des Nations (SDN) fut créée en 1919 lors du traité de Versailles, avec comme objectif « de promouvoir la coopération internationale et obtenir la paix et la sécurité ». Portée par le président des Etats-Unis, Woodrow Wilson, la sécurité collective repose sur le principe selon lequel la sécurité d’un Etat est l'affaire de tous les autres et que tous, par conséquent, doivent répondre collectivement aux atteintes et aux menaces d'atteinte à la paix contre l’un d’entre eux. La SDN échoua faute de ratification du Traité par le Sénat américain. Mais l’idéal de cette sécurité collective s’incarna de nouveau, après la Seconde Guerre mondiale, dans la création de l’Organisation des Nations Unies le 26 juin 1945 : « NOUS, PEUPLES DES NATIONS UNIES,  résolus, à préserver les générations futures du fléau de la guerre qui deux fois en l'espace d'une vie humaine a infligé à l'humanité d'indicibles souffrances,(…) ET À CES FINS à pratiquer la tolérance, à vivre en paix l'un avec l'autre dans un esprit de bon voisinage, à unir nos forces pour maintenir la paix et la sécurité internationales, à accepter des principes et instituer des méthodes garantissant qu'il ne sera pas fait usage de la force des armes, sauf dans l'intérêt commun, à recourir aux institutions internationales pour favoriser le progrès économique et social de tous les peuples, AVONS DÉCIDÉ D'ASSOCIER NOS EFFORTS POUR RÉALISER CES DESSEINS ». Le système des Nations unies demeure aujourd’hui vivace. Il a parfaitement fonctionné en 1991, lors de l’invasion du Koweït par l’Irak : une coalition de 35 Etats, commandés par les Etats-Unis, avec l’assentiment de la Russie et de la Chine, a conduit une opération militaire pour obliger Saddam Hussein à libérer l’Irak. Toutefois, la philosophie de la sécurité collective est le plus souvent empêchée d’agir, au nom de l’intérêt national prépondérant de telle ou telle grande puissance : il n’est pas rare en effet que l’un des 5 membres permanents du Conseil de sécurité mette son veto à l’examen d’une crise ou à une proposition de règlement des conflits.

Chacune de ces quatre formules pour l’organisations de la stabilité internationale a connu ses succès et ses échecs. Aucune n’a permis d’installer une paix définitive et durable sur l’ensemble de la planète. Dans le chaos mondial qui est le nôtre dans cette décennie 2020, l’innovation est donc plus nécessaire que jamais. Encore convient-il de savoir dans quel monde construire la paix, et de quel type de paix ce monde aurait besoin.

 

  1. La paix dans quel monde et pour quel monde ?

Dans cette décennie 2020, la difficulté majeure rencontrée par les constructeurs de paix provient de l’extraordinaire chaos mondial dans lequel le monde évolue. Nous sommes en effet entrés dans une période d’incertitudes maximales, dans laquelle la plupart des piliers que nous avions en matière de sécurité internationale sont devenus de simples variables.  De multiples exemples confirment ce nouvel état du monde. La puissance militaire notamment, autrefois mesure de la puissance des Etats, s’avère depuis plusieurs décennies inefficace voire contreproductive pour rétablir la paix. De toutes les opérations extérieures menées sous un mandat de l’ONU depuis 1990, une seule a été un succès : l’opération contre Saddam Hussein en 1991. Toutes les autres, qu’il s’agisse de l’invasion américaine en Irak en 2003, de la guerre contre le terrorisme en Afghanistan ou en Syrie, des interventions militaires au Soudan, au Mali, en RDC, en Somalie etc se sont soldées par des échecs. En août 2021, les talibans se sont installés à Kaboul après une guerre de vingt ans inutile.  Autre pilier qui vacille : la démocratie et le libéralisme économique, naguères fondements de notre vision politique et économique du monde. Or la démocratie est en panne, voire en crise, dans les vieilles démocraties elles-mêmes, comme ce fut le cas aux Etats-Unis sous Donald Trump, et comme c’est encore le cas dans les pays européens d’Europe centrale et orientale qui remettent systématiquement en cause l’état de droit. Au XXI° siècle, ce n’est pas la démocratie qui progresse, ce sont les nationalismes autoritaires, en Chine, en Russie, en Turquie, et dans bien d’autres plus petits acteurs, qui ont le vent en poupe.

Quant au libéralisme économique, la crise de 2008 avait déjà montré les limites d’une mondialisation financière sans contrôle : après l’affaire des subprimes aux Etats-Unis, c’est l’Europe qui dut subir presque une décennie de récession ou de stagnation économiques, inouïes depuis la crise de 1929. Quant à la pandémie de Covid 19, elle a mis le doigt sur les dangers d’une interdépendance et d’une dérégulation des échanges sans limites : les Européens ont en effet découvert dans cette crise que leurs médicaments, notamment le doliprane, ne pouvaient être fabriqués qu’avec des matières premières dont la Chine avait été érigée en principal fournisseur. La liberté totale du commerce et des investissements, sur la planète, peut donc devenir une source de menaces pour la sécurité, parce que le commerce n’échappe pas aux données de la géopolitique.

Dans cette confusion générale, plusieurs concepts deviennent également incertains. Ainsi en est-il des notions d’ennemis et d’alliés : la Chine est-elle l’ennemi des démocraties occidentales, alors qu’elle est aussi le premier exportateur mondial ? Comment conjuguer l’affrontement stratégique et l’interdépendance économique ? L’Amérique est-elle l’alliée inconditionnelle de l’Europe, alors que Donald Trump avait fait de la lutte contre la puissance de l’Allemagne et de l’Union européenne un de ses chevaux de bataille favoris ? Que dire de la Turquie, allié des pays de l’Otan dont elle est membre depuis 1952, et pourtant client de l’industrie militaire russe et en guerre contre les Kurdes, meilleurs alliés des Américains en Irak et en Syrie ? D’ailleurs, comment faire de la puissance américaine l’un des piliers du système international, sachant qu’elle a failli en Afghanistan et en Irak de façon spectaculaire ? Et qu’en est-il de la définition de la paix et de la guerre ? La Russie n’a pas envahi la Crimée avec des forces militaires, pourtant, l’annexion de cette partie de l’Ukraine en 2014, par Moscou, ne relève-t-elle pas d’une agression contre le droit international ? Nos catégories traditionnelles palissent en effet devant la nouveauté des menaces dites hybrides : les manipulations de réfugiés à la frontière de la Pologne et de la Biélorussie sont-elles des actes d’agression relevant de l’auto-défense ?

C’est ce brouillard stratégique qui rend extrêmement difficile la construction de paix durables. Quelle stratégie mettre en effet en œuvre : s’agit-il de tenter de reconstruire et de conforter le modèle libéral-occidental, mis à mal par l’évolution confuse de la mondialisation ? Faut-il à l’inverse repenser une stratégie plus centrée sur l’adaptation aux nouvelles réalités du siècle ? Autrement dit, derrière les processus de paix, faut-il restaurer coûte que coûte un ordre ancien dominé par les Occidentaux ou repenser un nouvel ordre plus coopératif, plus soucieux des différences et des solidarités humaines ?

 Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, la construction de la paix se fait au nom de valeurs et de principes définis par les Occidentaux : la démocratie, les droits de l’Homme, la sécurité nationale. Toutes les solutions de paix répètent un même schéma de consolidation de ces principes. Il n’est évidemment pas question de remettre en cause la démocratie, le libéralisme économique, et encore moins nos valeurs. Toutefois, vouloir les imposer de force à d’autres régions du monde pose problème : c’est ainsi que les Etats-Unis avaient tort de vouloir imposer la démocratie par la force en Irak en 2003. De même qu’ils se trompaient lorsqu’ils supposaient qu’un « domino démocratique » allait ensuite se déverser sur tout le Moyen-Orient à partir de Bagdad. En réalité, les sociétés et les cultures résistent : un « libérateur » devient vite un agresseur et un occupant, comme ce fut le cas en Irak, en Afghanistan, en Afrique sahélienne. Il devient même un hypocrite quand ses exigences démocratiques ne s’appliquent que de façon sélective (l’Irak et pas l’Arabie saoudite par exemple). Les principes occidentaux se révèlent aussi des greffes tellement artificielles par rapport aux héritages ancestraux, dans la plupart des conflits, qu’ils font l’objet d’un rejet massif : ainsi, du concept d’Etat-nation qui a servi de fil conducteur des Occidentaux en Irak et Afghanistan et qui a totalement échoué. Sur le plan économique, on retrouve le même décalage entre les doctrines occidentales et la réalité des choses : le FMI et la Banque mondiale imposent à des Etats pauvres et surendettés des réformes ultra libérales et des contraintes budgétaires tellement inadaptées à la réalité sociale de ces pays, qu’elles accroissent souvent leur détresse plutôt qu’elle n’en assure le développement. Même en Europe, était-il raisonnable d’imposer à des pays comme la Grèce et l’Italie, qui étaient en récession en 2010 et 2011, des contraintes budgétaires, orthodoxes par rapport à la politique communautaire, mais totalement décalées par rapport à la réalité économique de ces pays en crise ?

Ce sont ces interrogations légitimes qui donnent du poids à une certaine stratégie d’adaptation. Reprendre la paix en mains, sans renier nos valeurs et nos principes, mais en acceptant de les coupler avec d’autres exigences, de sécurité humaine, de justice sociale, d’acceptation des différences, y compris en rognant un peu sur nos préférences. L’une des questions nécessaires pour construire la paix serait par exemple de se demander s’il peut exister des principes communs entre les adversaires : avec daesh et les terroristes islamistes, il est évident que la réponse est non. Entre nous et la Russie ou la Chine, entre Israël et l’Iran, entre nous et l’Iran, etc la réponse peut être positive. Et c’est sur ces points communs que la construction de paix durables peut commencer. Mettre ensemble la justice et la force, disait Pascal : « et pour cela faire en sorte que ce qui est juste soit fort et que ce qui est fort soit juste ». 

 

  1. La paix ? Globale sinon rien

Une autre difficulté majeure doit être résolue afin de reprendre la paix en mains. Elle concerne l’ampleur même de la définition de la paix. Traditionnellement, celle-ci s’entend comme l’établissement de relations non agressives et durables entre deux ou plusieurs Etats. C’est la paix interétatique, celle qui est au cœur de la Charte des Nations unies et du droit international, qui ne reconnait comme acteurs internationaux que les Etats constitués. Cette paix géopolitique nourrit, depuis des siècles, les diplomaties de tous les Etats de la planète, elle est au cœur des négociations et des processus de paix, son obtention se traduit par des traités de paix dument négociés et signés par les gouvernements représentant les Etats. Souvent, la paix géopolitique se nourrit de déplacements de populations, de retracé des frontières, d’échanges de territoires, voire de réparations de la part de l’agresseur. Celui-ci peut même être soumis à des limitations de sa souveraineté, comme ce fut le cas pour la RFA de 1945 à 1989. Les populations subissent ou se réjouissent, sans jamais être parties prenantes de ces négociations.

Dans l’histoire récente, la mondialisation a toutefois fait émerger deux autres concepts de paix. Le premier est écologique : la paix de la planète fait partie désormais des objectifs de toutes les chancelleries, occidentales ou non. Des diplomaties écologiques sont mises en place, notamment au sein de l’Union européenne qui a fait de la lutte contre le réchauffement climatique sa priorité pour les 20 ans à venir. Tous les grands acteurs internationaux se sont mis à jouer le jeu. La France construit son image écologique avec le succès de la COP 21 au sommet de Paris en 2015. Même la Chine, avec sa diplomatie du Panda, a compris à la fois l’importance et l’intérêt qu’il pouvait y avoir en termes d’image de sa puissance d’une diplomatie écologique. A l’ONU, le 10 mai 2018, l’Assemblée générale a adopté une résolution intitulée “Vers un Pacte Mondial pour l’Environnement” : 143 États ont voté pour, 7 se sont abstenus, 5 ont voté contre (États-Unis, Philippines, Russie, Syrie, Turquie). Des ambassadeurs spécialisés sur le climat sont nommés dans les grands pays. Même les méthodes de négociations évoluent : l’objectif n’est pas forcément de mettre tout le monde d’accord, mais d’avancer ensemble, parmi les Etats volontaires, en espérant que ces efforts finissent par entrainer à la suite les autres plus réfractaires. De nouveaux acteurs deviennent parties prenantes des négociations : les villes, les ONG, notamment. Les sociétés sont totalement parties prenantes, voire leaders en la matière : en 2018, une jeune suédoise de 15 ans, Greta Thunberg, a su incarner l’énergie des nouvelles générations en faveur de cette paix écologique. Bref, les enjeux environnementaux ont suscité, en quelques années, une autre recherche de la paix, non plus liée aux relations entre les Etats, mais aux relations entre la planète et l’ensemble de l’industrie humaine. Cette géo-écologie est sans aucun doute l’une des exigences récentes les plus importantes pour la recherche de la paix, que la seule géopolitique ne suffit plus à assurer.  

Mais il existe aussi une troisième conception de la paix : celle qui concerne les sociétés, autrement dit les peuples tout autant que les Etats. Le concept de « sécurité humaine » n’est pas nouveau : apparu dans les années 1990, il met l’individu, et non pas l’Etat, au centre de la sécurité et inclut de multiples dimensions, sociale, économique, politique, ainsi que l'environnement. Selon Mary Kaldor, l’une des théoriciennes de cette vision de la paix, « elle concerne la sécurité des individus et des communautés plus que celle des États, et elle combine les droits de l’Homme et le développement humain. [2]» Dans cette vision, la paix va bien au-delà de la construction de frontières interétatiques sures et reconnues, ou de l’établissement de relations pacifiques entre les Etats. Parce que les menaces directement militaires apparaissent moins structurantes que durant la guerre froide, ce sont les autres enjeux qui exigent une construction de paix plus globale, incluant notamment la régulation des migrations, la gestion des droits de l’Homme, la réduction des inégalités, la défense de la liberté d’informer, de la liberté de penser etc.  Aux nations Unies, cette nouvelle doctrine de la sécurité humaine a amené des innovations remarquables, comme le « devoir d’ingérence » ou la « responsabilité de protéger », même si ces évolutions n’ont pu être intégrées dans le droit international, faute d’être consensuelles. Plus récemment, Bertrand Badie a renouvelé la réflexion sur la souffrance des sociétés comme moteur des évolutions internationales. Il définit ainsi la nouvelle globalité sécuritaire : des sécurités alimentaires, sanitaires, économiques ou environnementales, les vraies sources présentes des peurs humaines. Avec la mondialisation, ces questions l’emportent sur la géostratégie, en importance et en létalité. L’insécurité alimentaire tue plus que les missiles iraniens ou nord-coréens ! Contrairement au modèle hérité de Carl Schmitt, le monde ne se construit plus dans la confrontation entre les nations, décrites comme « ennemies héréditaires », mais s’inscrit désormais dans des conflictualités mondialisées. C’est ainsi qu’on voit des jeunes Bretons partir faire le jihad en Syrie, des Tchétchènes se retrouver au Sahel ou des Algériens en Afghanistan. La mondialisation des imaginaires, avec l’abolition des distances due au numérique et la perte d’efficacité des frontières, a modifié les comportements sociaux.[3]

Ces trois visions de la paix – géopolitique, écologique, sociétale - ont chacune leur mérite et leur légitimité. Leur coexistence oblige cependant à une question centrale pour les faiseurs de paix : quel est l’objectif de la construction de la paix en 2021 ? S’agit-il de donner la priorité à la stabilité des relations entre les Etats, en particulier entre les Etats-Unis et la Chine ? S’agit-il au contraire de donner la priorité à la sauvegarde de la planète, dont la préservation est le préalable à toute paix politique ? S’agit-il enfin de prendre en compte la souffrance des sociétés, en faisant de la sécurité humaine le cœur des processus de paix ?

La difficulté, c’est que ces trois politiques sont défendues et mises en œuvre de façon séparée et pas forcément complémentaire. Les diplomates cherchent la paix géopolitique, les écologistes se préoccupent avant tout de la paix de la planète, tandis que les ONG défendent la valeur et la prise en compte de la sécurité humaine. Or la paix au XXI° siècle suppose à l’inverse que ces trois objectifs soient poursuivis ensemble : ce qu’il s’agit de prendre en main, c’est en effet une paix globale, incluant à la fois les relations entre les Etats, celles entre les Etats et les sociétés, et les relations de tous avec la planète. La paix exige aujourd’hui que le diplomate soit aussi un écologiste convaincu et un humanitaire zélé : en un mot qu’il soit à la fois Henry Kissinger, Greta Thunberg et l’Abbé Pierre.

Impossible, ce défi de la globalité ? Pas forcément. C’est en cela que le multilatéralisme prend un sens nouveau, voire moderne. La gouvernance multilatérale a ceci de positif qu’elle suppose l’inclusion de tous les partenaires, à égalité, sur la base d’un agenda négocié et agréé par tous. Elle ne peut pas fonctionner sur la base inverse de l’exclusion, de l’ostracisme ou de la domination par l’un des membres. La difficulté toutefois est double : les instances multilatérales censées gérer la stabilité du monde ne connaissent que les acteurs étatiques ; aucune institution multilatérale n’existe à ce stade qui permettrait de prendre en compte la globalité des questions à résoudre.

Le premier problème commence à trouver un début de solutions. Les COPs, c’est-à-dire les conférences des parties sur le climat incluent des partenaires différents, ONG, villes, communautés régionales, etc. Or c’est cette diversité d’acteurs qui est devenue indispensable. Pascal Lamy propose pour cela un nouveau concept : « Si j’ai mis en avant le concept de polylatéralisme, c’est, pour résumer, parce que j’avais besoin d’augmenter l’inter de international et le multi de multilatéral. Je voulais proposer une méthode pour sortir de l’impasse du multilatéralisme des États et de ce que j’ai appelé trop méchamment la « diplocratie » …Les principales priorités de notre monde, du Covid-19 à la transition écologique ou même la gestion de l’économie mondiale, ne sont aujourd’hui pas vraiment à la portée d’une approche westphalienne classique. Il faut en prendre acte. Le polylatéralisme ouvre une autre perspective »[4]. Appliqué à la construction de la paix, ces principes sont porteurs, aussi bien dans les crises régionales qu’au niveau global du système : impliquer toutes les parties, tous les sujets, tous à égalité. 

La seconde difficulté est également complexe : seules les Nations unies ont l’envergure nécessaire, avec la pléiade d’organes dépendants qui ont été créés au fil des décennies. Mais le Conseil de sécurité reste limité aux questions géopolitiques, tandis que l’Assemblée n’a aucun pouvoir de décision.  Des cercles de gouvernance informels ont parfois tenté de réfléchir à cette vision globale entre différents acteurs : les réunions à Davos par exemple, mais elles ne concernent que les élites dirigeantes, politiques et économiques ; les conférences sur la sécurité à Munich, mais elles ne concernent que les questions géopolitiques ; l’exigence de globalité est, de toutes, la plus difficile à mettre en œuvre. Au moins peut-on essayer de la construire  à un niveau plus restreint : l’Union européenne par exemple constitue un échelon pertinent pour tenter une réflexion globale sur les nouvelles conditions de la paix mondiale : parce qu’elle est compétente sur toutes les dimensions - économiques, écologiques, stratégiques,  – parce que le Conseil européen, c’est à dire la réunion des 27 chefs d’Etat et de gouvernement avec la présidente de la Commission et du Parlement, pourrait constituer une enceinte, sinon parfaite, du moins possible. A ce jour, l’Union possède plusieurs organes spécialisés dans des exercices de prospective globale : la Commission a son Commissaire à la prospective, le Parlement possède son centre de réflexion, le Conseil a sa propre agence (l’Institut d’études de sécurité de l’UE), autrement dit, la vision reste éclatée selon chacune des institutions. Une telle erreur est regrettable : pour être crédible, l’Europe devrait avoir une seule structure de réflexion globale sur l’avenir de la sécurité planétaire.  

Ces réflexions sont indispensables pour construire la gouvernance d’un monde de plus en plus complexe, de plus en plus interdépendant, mais où les conflits et les volontés de puissance perdurent autant que la souffrance des sociétés et de la planète. L’Ordre mondial peut-il être seulement et éternellement un ordre occidental ? On attribue à Gandhi cette réflexion d’une ironie amère sur notre civilisation : à l’un de ses interlocuteurs qui lui demandait ce qu’il pensait de la civilisation occidentale, il répondit : « Vous me demandez ce que je pense de la civilisation occidentale. Je pense que ce serait une très bonne idée. »

Nicole Gnesotto

 

[1] Titulaire de la chaire sur l’Union européenne au CNAM

[2] Mary Kaldor : La sécurité humaine, un concept pertinent ? Politique étrangère, 4, 2006

[3] Bertrand Badie : Interview dans l’Opinion, 22 novembre 2020.

[4] Le Grand continent, 11 novembre 2020

 

Retrouvez toutes les infos sur la conférence.