Ecrit par Taline Ter Minassian, Historienne, professeure des universités. Directrice de l'Observatoire des États post-soviétiques (équipe CREE), Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons.

9 novembre 2020. Le message est tombé à 23h57 heure de Paris. De la part du « frantsouski narkozist’ », un anesthésiste réanimateur français d’origine arménienne, engagé volontaire depuis plusieurs semaines dans l’hôpital civil de la capitale de la république du Haut-Karabagh.

À Stepanakert, trois jours auparavant, l’équipe médicale et les blessés encore sur les tables d’opération ont été évacués dans une panique indescriptible vers le nord. Est-ce la débâcle annoncée ? L’ennemi arrive par le sud aux portes de Stepanakert et assiège la citadelle de Chouchi, verrou stratégique et haut-lieu culturel arménien. De Martakert au nord où elle s’est réfugiée dans une fermette à moitié défoncée et où un coq chante sur son tas de bois, dans un décor digne d’E. P. Jacobs – mélange de bâtisses ruinées et d’équipements futuristes –, l’équipe est ensuite revenue sur ses pas vers Khodjalu, se rapprochant du théâtre des opérations pour récupérer des blessés et avec l’espoir, peut-être, de retourner à Stepanakert. Si toutefois, Stepanakert n’est pas déjà aux mains de l’ennemi.

« Donne-moi des détails en urgence. On est quasiment en première ligne et l’incertitude est plus insupportable que le canon. » Tel Fabrice Del Dongo, l’anti-héros de La Chartreuse de Parme à Waterloo, mon correspondant est confronté à la question du point de vue dans la guerre. Et plus particulièrement à la question du point de vue du terrain dans la défaite militaire. À fourrager dans les corps de jeunes conscrits odieusement déchiquetés par les armes à sous-munitions, à voir les tubages des missiles à moitié plantés dans le sol, à s’endormir au son régulier et reconnaissable des canons amis, ou bien ennemis, l’acteur de terrain est atteint de presbytie.

Mon correspondant aperçoit la citadelle au loin dans les montagnes, Chouchi, dont nul ne sait depuis 48 heures si elle est aux mains des Arméniens ou des Azéris. Mon correspondant ne sait qu’une chose : à minuit heure locale, une fusée rouge a été tirée et le bruit du canon a cessé. Ilham Aliev l’avait promis pour le Jour du Drapeau de l’Azerbaïdjan : le 9 novembre. Chouchi (Choucha), au terme d’affrontements acharnés qui s’achèvent en combats de rue, tombera.

Le discours d’un premier ministre vaincu

Un cessez-le-feu vient d’être signé. Il consacre la victoire militaire de l’Azerbaïdjan, soutenu par la Turquie, membre de l’OTAN, qui a pourvu son petit allié caucasien en stratégies militaires, en matériel (et notamment en drones, l’atout indispensable dans ce « conflit post-moderne de cinquième génération »), et en supplétifs djihadistes acheminés par voie aérienne de la région d’Idlib (Syrie).

Au soir du 9 novembre, au terme de presque six semaines d’un conflit très asymétrique, Nikol Pachinian, premier ministre toujours en exercice malgré des rumeurs de démission qui se répandent depuis l’avant-veille, s’adresse à la nation. Une adresse en forme de soliloque sur Facebook, à faible teneur « communicante ». Comment expliquer au peuple qu’on a signé la défaite, alors qu’on lui répète depuis des semaines « Haghtelou Enk » (Nous devons gagner), et qu’on enterre les morts à la file au cimetière des Héros de Yerablour (Erevan) ? À quoi aura servi le sacrifice de la jeunesse arménienne, celle-là même qui deux ans plus tôt a porté lors de la « révolution de velours » (mars-mai 2018) en une vague irrésistible, Nikol Pachinian au pouvoir ? Du fond de ses montagnes au milieu de la nuit étoilée, mon correspondant a vu une fusée rouge s’élever dans le ciel. Puis, le silence.

« Mes chers compatriotes, sœurs et frères, j’ai pris pour moi et pour nous tous, une décision lourde, incroyablement douloureuse. Je viens de signer avec les présidents de la Russie et de l’Azerbaïdjan une déclaration mettant fin à la guerre du Karabagh à partir d’une heure ce matin. Le texte officiel de la déclaration est déjà publié. Je ne peux pas dire à quel point son contenu est douloureux, pour moi et pour notre peuple.

J’ai pris cette décision à la suite d’une analyse approfondie de la situation militaire et avec des experts qui connaissent au mieux la situation. En ayant la conviction que c’est la meilleure solution possible dans le contexte actuel. Je donnerai des détails sur tout cela dans les prochains jours.

Ce n’est pas une victoire, mais il n’y a pas de défaite tant que vous ne vous reconnaissez pas comme perdants. Nous ne nous reconnaîtrons jamais comme des perdants et cela devrait être le début de notre ère d’unité nationale et de renaissance.

Nous devons analyser les années de notre indépendance pour projeter notre avenir et ne pas répéter les erreurs du passé.

Devant tous nos martyrs, je me mets à genoux. Je m’incline devant tous nos soldats, officiers, généraux, volontaires qui ont défendu et défendent la patrie en sacrifiant leur vie. Ils ont sauvé de manière désintéressée les Arméniens de l’Artsakh.

Nous nous sommes battus jusqu’au bout. Et nous gagnerons. L’Artsakh est debout.

Vive l’Arménie ! Vive l’Artsakh ! »

La guerre de l’information

Cette guerre, on l’a suivie au rythme des communiqués officiels et quotidiens du ministère de la Défense qui, de « replis tactiques » de vallées en vallées, nous ont fait explorer la carte de la vallée de l’Araxe, où s’est engouffrée l’armée azérie, puis nous a fait remonter vers le nord, jusqu’à la vallée du Vorotan. Les Azéris ne sont pas des combattants des montagnes, dit-on, mais qu’importe : la Turquie a mis à la disposition de son allié des commandos spéciaux surentraînés, les mêmes qui sont venus à bout de la guérilla kurde en Anatolie orientale.

On l’aura vécue au rythme des articles des correspondants de guerre infiltrés dans la nasse, au péril de leur vie – deux journalistes du Monde ont été grièvement blessés à Martouni – et d’éditoriaux à teneur performative.

Au rythme, aussi, des rumeurs et des « fake news » de la guerre de l’information. Suivie massivement en Arménie, la chaîne YouTube de WarGonzo restitue la guerre en direct : fort de son expérience dans le Donbass, Semyon Pegov est embarqué avec son équipe de cameramen aux côtés de l’Armée d’auto-défense de l’Artsakh. Sous le signe de la « vérité extrême », du regard subjectif et de l’« humanisme militaire »… il restitue ce fameux point de vue de terrain et laisse espérer, côté arménien, la possibilité d’une guerre hybride à laquelle la Russie apporterait si ce n’est un soutien militaire, du moins un consentement tacite. Mais rien de tel ne se produit.

Le pragmatisme russe vis-à-vis de la Turquie

Que fera la Russie ? Que fera Poutine ? La question est dans tous les esprits.

Dans la « nouvelle société arménienne » démocratique et ouverte de Nikol Pachinian, au vocabulaire emprunté au répertoire occidental, l’anti-russisme était devenu de bon ton. Le Kremlin est irrité par ce premier ministre qui entend conserver son amitié ancienne avec la Russie tout en ayant les yeux de Chimène pour l’Occident.

C’est pourtant lui qui appelle Poutine au secours, à trois reprises, au début du conflit. Mais la Russie, certes alliée de l’Arménie dans le cadre du traité OTSC, n’entend pas quitter sa position d’arbitre dans un conflit du Haut-Karabagh qui ne se déroule pas sur le territoire de l’Arménie proprement dite. Posée en arbitre entre deux républiques anciennement soviétiques (ce sont « nos gens », « nachi lioudi », comme l’a dit Vladimir Poutine lors du forum de Valdaï le 22 octobre dernier) dont l’une – l’Azerbaïdjan – possède d’indiscutables atouts dans le domaine des hydrocarbures, la Russie doit également se conduire de manière pragmatique à l’égard de la Turquie, dont les ambitions néo-ottomanistes doivent être comprises et maitrisées, tant sur le flanc sud du Caucase qu’en Syrie.

Car l’autre nouveauté de cette nouvelle guerre du Haut-Karabagh est son interaction directe avec le théâtre de la guerre syrienne. L’envoi par les Turcs de mercenaires djihadistes syriens sur le front du Haut-Karabagh obéit à cette configuration qui rappelle terriblement les porosités qui existaient entre l’Empire russe et l’Empire ottoman durant la Première Guerre mondiale. Un choc frontal des deux Empires, qui ouvre la voie, en 1918, dans le sillage de l’Armée de l’Islam de Nouri Pacha marchant sur Bakou, à de nouveaux massacres, mais qui crée la vacuité nécessaire à l’indépendance miraculeuse de la Géorgie, de l’Arménie et de l’Azerbaïdjan (1918-1920). À un siècle de distance, la ligne de faille géopolitique du Caucase du Sud, pris en étau entre Russes et Turcs, dicte de nouveau l’histoire.

Les termes de la défaite arménienne et du cessez-le-feu du 10 novembre 2020, probablement discutés point par point par Poutine et Erdogan lors d’une conversation téléphonique, répondent donc à la nécessité de ramener la résolution de ce conflit dans le giron des puissances régionales limitrophes, ce que certains commentateurs, notamment lors d’une récente table ronde organisée à l’Inalco, ont décrit comme une tentative d’« astanisation » du règlement du conflit. Tout comme Moscou a imposé le « format Astana » (Russie, Turquie, Iran, Kazakhstan) contre le « format Genève » sur le dossier syrien, le Kremlin impose, au Karabagh, un nouveau format de négociation évinçant l’Occident et associant sans doute, à terme, la Turquie et l’Iran – lequel a d’ailleurs déplacé des troupes à sa frontière septentrionale. Une manière de rappeler ses intérêts au cas fort probable où le règlement diplomatique, encore à venir, inclurait la mise en place de nouvelles infrastructures, le long de la vallée de l’Araxe.

Et maintenant ?

Pour l’heure, l’accord de cessez-le-feu du 10 novembre signé par l’Azerbaïdjan, l’Arménie et la Russie prévoit la restitution à l’Azerbaïdjan des districts occupés jusqu’ici par l’Arménie au titre du « périmètre de sécurité » : le district d’Agdam doit être restitué avant le 20 novembre 2020, celui de Kelbadjar avant le 15 novembre et celui de Latchine avant le 1er décembre. Les articles 3 et 4 prévoient, en même temps que le retrait des troupes arméniennes, le déploiement pour une durée de cinq ans de forces de maintien de la paix sous l’égide de la Fédération de Russie, le long de la ligne de contact du Haut-Karabagh et le long du corridor de Latchine. L’article 6 prévoit que ce corridor stratégique, qui relie le territoire du Haut-Karabagh à celui de l’Arménie, sera établi sur une bande de 5 kilomètres de large et sécurisé par les forces russes de maintien de la paix. Toutefois, il ne desservira pas Chouchi (Choucha), la deuxième ville du Karabagh après la capitale Stepanakert, et l’article 6 prévoit à cet égard la construction d’une nouvelle route dans le corridor de Latchine sous la protection de la Russie.

Outre les dispositions humanitaires (retour des réfugiés, échange des prisonniers de guerre), l’article 9 est le plus important. Il prévoit en effet le déblocage des moyens de communication et de transport de la région, entre la partie ouest de l’Azerbaïdjan et l’exclave du Nakhitchevan « afin d’établir le mouvement non entravé des personnes, des véhicules et du fret dans les deux directions » – et cela sous la surveillance des garde-frontières de la Fédération de Russie. La construction de nouvelles infrastructures reliant l’Azerbaïdjan et le Nakhitchevan est expressément mentionnée dans les termes de cet accord « corridor contre corridor ».

Si l’Arménie défaite doit panser ses plaies, elle doit également affronter la cartographie irrévocable de cet accord et trouver un dirigeant apte à négocier dans ce contexte contraignant, l’unification à son propre territoire d’un Haut-Karabagh ramené, dans le meilleur des cas, à l’Oblast autonome de 1988. C’est à cette condition que la jeunesse du pays n’aura pas été sacrifiée en vain.


Taline Ter Minassian, Historienne, professeure des universités. Directrice de l'Observatoire des États post-soviétiques (équipe CREE), Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco)

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