Ecrit par Nicolas Gachon, Maître de conférences HDR en histoire et civilisation des Etats-Unis, Université Paul Valéry – Montpellier III
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons.

Les difficultés du Parti démocrate n’ont pas commencé avec l’élection de Donald Trump en 2016. N’oublions pas que le parti de l’âne a perdu le Congrès dès 2014, durant le second mandat de Barack Obama, alors que la situation du pays s’était améliorée et qu’Hillary Clinton n’avait pas encore commencé sa campagne. Le retour au pouvoir des Démocrates en 2020 semble s’accompagner d’un tournant vers le centre gauche qui tranche avec la période de Bill Clinton et même, dans une certaine mesure, avec celle de Barack Obama.

L’évolution du parti à l’époque de Bill Clinton

C’est sous Bill Clinton, dans les années 1990, après trois mandats républicains, que les Démocrates ont fini par embrasser ce qu’ils estimaient ne plus pouvoir éviter, à savoir la mythologie du Parti républicain.

Les emplois liés à la bulle technologique étaient alors prometteurs et l’establishment démocrate s’est pris à croire que chacun pourrait gravir les sommets à la condition d’avoir fait des études et que toutes les barrières discriminatoires aient été levées. Le logiciel du Parti a donc glissé d’une solidarité de groupe vers la réussite individuelle, ce qui permettait de défendre des idéaux de justice sociale sans en demander trop aux élites – ces élites auxquelles Clinton a lié l’avenir du Parti sans prévoir de véritable plan B pour qui ne pourrait pas réussir dans les emplois du futur.

Au sortir de la crise de 2008, tout le monde a fini par admettre la réalité d’une polarisation du marché du travail, avec très peu d’emplois qualifiés et rémunérateurs et une large majorité d’emplois non qualifiés et très mal payés.

Bill Clinton avait voulu croire qu’une marée technologique et méritocratique allait soulever la totalité des bateaux, les petits comme les gros, mais cela ne s’est pas produit. Il reste que l’idée était séduisante : avec de l’intelligence, il suffirait d’aller à Harvard puis de décrocher l’emploi de ses rêves chez Google, quels que soient sa race, son genre ou ses préférences sexuelles. Et là, s’agissant de la race, Obama a été une incarnation tout à fait extraordinaire… à ceci près que tout le monde n’est pas et ne peut pas être Barack Obama.

Le poids de l’aile gauche

Les Démocrates modérés, dont fait partie Joe Biden, appelaient jusqu’ici l’aile gauche du parti à se recentrer à des fins d’éligibilité. Cela n’a fait qu’accentuer leur rapport de force avec une base qui, elle, demande avec force des emplois, des soins de santé, des écoles décentes, des quartiers sûrs et quelqu’un à Washington qui lui prêterait une oreille attentive. Or les Démocrates représentent aujourd’hui les quartiers les plus riches, et les Républicains envoient systématiquement à Washington les individus les plus riches. Le revenu médian au Congrès est disproportionnellement supérieur à celui de la population.

Les deux partis se réjouissent de la diversification des membres du Congrès, avec 24 % de femmes, 22 % de minorités raciales ou ethniques, et plus de 5 % d’origine étrangère. Mais seuls 2 % des membres du Congrès sont issus de la classe ouvrière. C’est spécifiquement à celle-ci que s’est adressé Bernie Sanders durant ses campagnes de 2016 et de 2020. On lui a d’ailleurs reproché une sorte de point aveugle pour ce qui a trait, par exemple, à la question raciale. Sanders, en d’autres termes, ne serait pas « woke ».

 

La gauche du Parti démocrate est donc contrainte par une posture politique parfois impopulaire dont de nombreux dirigeants démocrates se tiennent éloignés. Biden n’a ainsi cherché à endosser ni la posture « woke » ni les problématiques liées à l’intersectionnalité, contrairement à Hillary Clinton en 2016. Il s’est présenté comme un modéré fiable et sympathique, à même de stabiliser le navire après le mandat très controversé de Donald Trump et la poussée des insurgés de Bernie Sanders.

Le « New Deal » de Joe Biden

Aujourd’hui tout le monde se demande si Biden va réussir à renverser la table néolibérale et à devenir le Roosevelt du XXIe siècle en ressuscitant l’État-providence. Il y a toutefois des limites, importantes, à la comparaison entre Biden et Roosevelt : Roosevelt est élu en 1932 avec 18 % d’avance dans le vote populaire, 472 grands électeurs sur 531 et 42 États sur 48. Force est de constater que la victoire de Biden n’est en rien comparable (4,5 % d’avance en matière de vote populaire, 306 grands électeurs sur 538 et 27 États sur 50).

Cela étant, on peut considérer que le cœur du programme de Biden (les emplois et les infrastructures) ressemble à celui de Roosevelt, même si Obama et Trump ont en réalité utilisé exactement les mêmes thèmes. Le New Deal de Biden (« Build Back Better ») vise à remettre à niveau les infrastructures que Roosevelt avait créées, en ajoutant une infrastructure de services pour soutenir les professions liées au « care ». Roosevelt avait résumé son action en trois objectifs, « Relief, Recovery and Reform », qui s’appliquent aussi à ce que fait Biden.


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La séquence « Relief » est déjà là, par le biais du gigantesque American Rescue Plan. En dollars constants de 1933, Biden a fait plus que Roosevelt au cours de ses 100 premiers jours, mais Roosevelt avait déjà réalisé des changements structurels, comme dans le système financier, que Biden n’a pas encore tentés.

La phase « Recovery » est également amorcée avec l’American Jobs Plan de 2 milliards de dollars, qui va créer des emplois via les infrastructures. Il faudra voir si le fait de placer stratégiquement ce type de projets dans des États « rouges » pourra aider Biden à remporter les 10 voix républicaines nécessaires pour éviter un filibuster au Sénat. La pratique du filibuster permet une obstruction que seule une majorité de 60 sièges permet de contourner, ce qui est très supérieur à la majorité simple dont peuvent disposer aujourd’hui les Démocrates.

 

Le troisième « R » (« Reform ») sera le plus difficile. La réforme des lois électorales, de l’immigration, de la législation sur les armes à feu, par exemple, imposera de cumuler toutes les voix démocrates et d’obtenir l’assentiment de dix Républicains au Sénat. Cela paraît difficile sans abolir ou au moins réduire la pratique du filibuster. C’est très important pour que la rupture politique et psychologique soit aussi nette et permanente que celle opérée par Roosevelt, dont la plupart des grandes réalisations sont survenues après sa première année de mandat.

L’interrogation des midterms de 2022

Même si Biden réussissait à convaincre la totalité des Démocrates, le pari pourrait tout de même se retourner contre lui.

En 1934, Roosevelt a déjoué la logique des élections de mi-mandat où le parti du président perd traditionnellement des sièges. Ce n’est plus arrivé ensuite jusqu’à ce que George W. Bush instrumentalise la peur liée au 11-Septembre pour tout de même progresser à mi-mandat en 2002. La norme serait donc que les Républicains reprennent le contrôle après les midterms de 2022.

Cela mettrait les Démocrates en grande difficulté ; pour mémoire, c’est uniquement après le désastre des midterms de 1994 que Bill Clinton s’est mis à réaliser le programme économique du Speaker républicain Newt Gingrich. En simplement deux ans, Clinton est passé d’une ambitieuse réforme de la couverture santé à sa célèbre phrase « The era of big government is over ». Attendons de voir quel sera le Biden, historiquement très centriste, de l’après-2022.

Les 100 premiers jours de Biden sont ceux d’un Parti qui essaie de corriger le tir, de changer de cap, qui prend enfin ses distances avec l’époque Reagan et se tourne vers un électorat qui semble vouloir évoluer d’un pays de centre droit vers un pays de centre gauche. Il y a beaucoup d’anciens de l’administration Obama dans l’équipe Biden : ils essaient sans doute de donner une impulsion plus ouvertement progressiste à l’administration Biden, mais on verra si les impératifs de la responsabilité fiscale reprennent le dessus, ou pas, après les midterms de 2022.

Biden, comme Obama, a hérité d’une économie en crise, mais son plan de relance est 2,5 fois supérieur à celui d’Obama. Là où l’on avait reproché à Obama un plan trop modeste, trop compliqué et à peine perceptible par les électeurs, Biden a proposé un plan beaucoup plus important, plus simple et plus lisible, notamment centré sur ces fameux chèques de 1 400 dollars par personne prévus dans son plan de relance.

Obama avait émoussé son plan initial pour essayer de s’assurer des voix républicaines ; Biden a rencontré les Républicains avant de se lancer seul. Là où Obama avait le don de faire en sorte que des programmes en réalité très modérés, comme sa réforme de santé, aient l’air véritablement réformateurs aux yeux des progressistes, la force de Biden est d’arriver à faire que des idées très libérales (au sens américain du terme) paraissent raisonnables et modérées aux yeux des centristes.

Enfin, l’ascension d’Obama a représenté un séisme prétendument post-racial, qui a déclenché une réaction raciste et conduit des élus Démocrates dans des circonscriptions difficiles à prendre leurs distances avec le président. Joe Biden n’a pas ce problème. Biden est un vieux Blanc. Et il faut hélas se rendre à l’évidence : il y a quelque chose de réconfortant pour les vieux électeurs blancs centristes en la personne d’un vieux Blanc centriste. Quand Joe Biden dit quelque chose, cela se passe différemment que si Barack Obama l’avait dit. Les préjugés implicites sont réels et il convient, pour ce sujet comme pour les autres, de ne pas céder à trop de conclusions hâtives avant novembre 2022.The Conversation

Nicolas Gachon, Maître de conférences HDR en histoire et civilisation des Etats-Unis, Université Paul Valéry – Montpellier III

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