Ecrit par Emmanuel Matteudi, Professeur des universités en urbanisme, IMéRA
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons.

Après la destruction partielle de la ville de Beyrouth par l’explosion de 2 750 tonnes de nitrate d’ammonium, l’État libanais éprouve bien des difficultés à répondre aux injonctions de la communauté internationale qui lui intime de se réformer. Depuis près d’un an, le pouvoir en place est pris pour cible dans de nombreuses manifestations de rue, jusqu’à faire du pays des cèdres, une potentielle poudrière, qui vient résonner de manière singulière avec les soulèvements du Hirak en Algérie, mais aussi les mouvements observés au Chili, en Équateur, à Hongkong, en Égypte et en Guinée en 2019 et, un peu plus loin dans le temps, les printemps arabes de 2011.

Assurément, la succession des mouvements de protestation qui secouent la planète, par leurs rapprochements et parfois similarités, interroge de plus en plus fortement la place et le rôle des sociétés civiles, qui expriment aussi bien un profond raz-le-bol vis-à-vis de leur situation que la nécessité d’agir solidairement pour faire face aux difficultés.

Assiste-t-on à un virage dans le fonctionnement des sociétés, qu’elles soient démocratiques ou non ? Faut-il y voir un épiphénomène ou des changements plus profonds sur lesquels se fonder pour lire autrement l’évolution du monde ?

Les sociétés civiles au cœur de l’action locale

La recherche que nous venons de terminer au Maghreb, et qui vient de donner lieu à la sortie d’un livre, La face cachée des sociétés civiles au Maghreb aux éditions de l’Aube, révèle des sociétés civiles de plus en plus actives : non seulement elles s’opposent aux régimes en place, mais elles montrent aussi une capacité certaine à se prendre en main pour mener des actions dans les domaines socio-économique, culturel et environnemental, et suppléer, de fait, aux déficiences de l’État. Ainsi en est-il des collectifs d’habitants et d’un grand nombre d’associations que nous sommes allés observer.

 

Dans l’éducation, les associations sont nombreuses à investir le champ du préscolaire, de la socialisation des jeunes dans les quartiers périphériques des grandes villes, là où les politiques publiques sont absentes ou quasi absentes. Dans le domaine de l’aide à l’emploi, des associations sont également là pour accompagner la formation professionnelle, faciliter l’insertion socio-économique des jeunes et des femmes, surtout. En matière de solidarités locales, de multiples initiatives existent à l’échelle de l’îlot, du quartier, de la commune, pour tenter d’accompagner les plus démunis, les exclus, les personnes en situation de handicap, etc. Il en est de même dans le secteur environnemental, avec la gestion et le recyclage des déchets ou la sensibilisation à l’éco-citoyenneté. Certaines des actions menées, avec ou sans l’aide des pouvoirs publics ou des acteurs de la coopération internationale, ont même pris de telles dimensions qu’elles seraient en capacité de préfigurer ou, à défaut, d’inspirer des politiques publiques. C’est le cas, par exemple de bien des actions de socialisation et d’accompagnement vers la formation ou l’emploi des jeunes dans les quartiers populaires, qui font parfois mieux que certains volets de la politique de la ville, telle qu’on peut l’observer en France, par exemple.

Même si ces actions sont loin, très loin, de répondre à l’immensité des besoins, elles sont révélatrices des bouleversements en cours, des besoins à satisfaire et des manques de l’État. Reflets des évolutions en cours de ces sociétés, elles sont pour certaines innovantes, mues par l’esprit démocratique, sensibles à l’avenir de la planète mais aussi, pour d’autres, orchestrées, manipulées, obscurantistes, soucieuses de restaurer les conservatismes du passé.

Questionner les systèmes politiques actuels

Nul ne peut dire ce qu’il adviendra à long terme de ces mouvements capables de se révolter contre les pouvoirs en place, de se structurer, de s’organiser pour pallier les déficiences des pouvoirs publics dans de nombreux domaines. En attendant, l’histoire des sociétés civiles mais aussi leur actualité récente révèlent les différentes perspectives sociétales qui s’offrent à nous, entre progressisme, laisser-faire et conservatisme, tout en allant dans le sens d’une affirmation sans cesse grandissante de l’acteur qu’elles représentent, et donc d’une vérification potentielle de leur force et organisation face ou sans les pouvoirs en place. De tels phénomènes qui prennent de l’ampleur, dans les régimes démocratiques comme autoritaires, suggèrent de nouvelles pistes de réflexion.

D’abord, il apparaît que la lecture que l’on fait généralement de la nature des régimes politiques pour expliquer ce qui relève ou non de la modernité ou du progressisme est de moins en moins opérante pour interpréter la nature et l’ampleur des mouvements sociaux, prouvant, si jamais cela était nécessaire, que nos démocraties occidentales dites « développées » sont elles aussi atteintes d’un véritable malaise, celui de ne plus savoir privilégier le bien-être du plus grand nombre, comme de veiller aux valeurs fondamentales de la solidarité et de l’égalité entre tous. Est-ce à dire que l’idéal démocratique, issu du siècle des Lumières et de la Révolution française, serait définitivement mort ? Assurément pas. Au contraire, ce qu’on a observé au Maghreb, en Tunisie et au Maroc d’abord, en Algérie, ensuite, comme ce qui se passe aujourd’hui dans bien des pays, dont le Liban et la France, en est la preuve.

Ensuite, on constate que le modèle de développement économique libéral qui est le nôtre, partout sur la planète, est sans doute l’élément explicatif le plus probant de la crise globale du politique, de son incapacité à répondre aux maux de nos sociétés, et du coup, de la montée en puissance des sociétés civiles comme bouclier aux dérives du système. Et ce que révèle un peu plus la crise sanitaire, c’est bien les lacunes d’un modèle de développement qui a négligé l’humain, privilégié l’économique, oublié la planète, avec un démantèlement progressif de l’État-providence dans les démocraties occidentales.

A partir de là, ce que suggère la crise que nous traversons, dans la continuité de ce que le monde vit depuis quelque temps, c’est la capacité des sociétés civiles non seulement à se révolter, mais aussi à s’organiser et à se structurer pour sauver des vies et surmonter les épreuves. Seule l’histoire le dira, mais il est peu probable que les pouvoirs politiques ressortent partout grandis de la gestion de cette crise, notamment parce qu’elle aura révélé au grand jour leurs responsabilités, dans la gestion de la crise peut-être, mais aussi et surtout dans les dérives de notre modèle de développement qui sévit depuis les années 1980, dont ils portent la responsabilité en tant que partenaires des intérêts économiques dominants.

 

Nous formulons donc l’hypothèse que si les États se révèlent incapables de procéder à la révolution copernicienne qu’il leur faut réaliser, le monde sera de plus en plus divisé entre des forces conservatrices arc-boutées sur leurs privilèges et des mouvements potentiellement révolutionnaires, parfois violents, parfois pacifistes, mais aussi – la crise actuelle le montre – de plus en plus solidaires face aux pouvoirs en place.

De l’espoir ?

Nous formulons aussi un souhait. Avec ce que certains pans des sociétés civiles indiquent aujourd’hui de leur capacité de résilience, il y a de quoi être inspiré pour donner naissance à un monde fondamentalement nouveau, où la démocratie n’est pas que la question de la participation, mais aussi celle des valeurs, où l’économie locale sait résister aux sirènes de la mondialisation, où les entreprises partent du territoire pour penser leurs stratégies.

Le nouveau système est là, dans une pensée renouvelée de la vie en société à partir du local, mais aussi dans un ré-enchantement du politique, qui ne s’attacherait qu’à valoriser cette dimension et à s’assurer de la bonne marche du monde, sur la base d’États et d’une gouvernance mondiale déconnectée des lobbies et des logiques du système actuel.

En cela, le chemin parcouru si rapidement par les sociétés civiles au Maghreb, en écho à la montée des sociétés civiles au Liban et ailleurs dans le monde, représente, dans un temps très court de l’histoire, un des révélateurs les plus probants de la conscientisation de la situation, de l’urgence d’agir et des soubresauts de ce que peut être le monde de demain, un monde où la politique redeviendrait la Res publica, et les gouvernants, les premiers partenaires des citoyens.

Fatima Chahid, juriste spécialisée dans la gouvernance locale au Maroc, et Martin Péricard, chef de projet à l’Agence française de développement (AFD), ont contribué à la rédaction de cet article.


Emmanuel Matteudi, Professeur des universités en urbanisme, IMéRA

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.