Nicole Gnesotto lors de la conférence "Reprendre la maîtrise du monde"
Nicole Gnesotto, vice-présidente de l’Institut Jacques Delors, professeur émérite du Conservatoire National des Arts et Métiers (CNAM), conseillère scientifique du Forum et intervenante de la conférence "Reprendre la maîtrise du monde" propose d'explorer plus en profondeur cette thématique.

comment reprendre la maîtrise du monde ?

Forum mondial Normandie pour la paix 2024

Du temps de l’URSS, les russes résignés racontaient cette histoire « drôle » pour illustrer la différence entre un pessimiste et un optimiste :  : 

Deux vieux amis se promènent dans la campagne. Le premier, pessimiste, se désole, l’air de plus en plus affligé : « tout s’effondre, c’est la catastrophe, tout va de plus en plus mal, on ne peut pas imaginer pire … »
Et l’ami optimiste lui répond : « mais si, mais si, rassurez-vous, on peut encore faire pire … »

En 2024, nous partageons tous ce sentiment que tout va de plus en plus mal, que les Etats ne contrôlent pas grand-chose, et que le pire est effectivement devant nous. 

Cette inquiétude culmine au regard de la géopolitique mondiale. La guerre en Ukraine depuis février 2022, la guerre entre Israël et les Palestiniens depuis l’attaque du Hamas en octobre 2023, l’extension du conflit au Liban et les risques d’engrenage dans une guerre directe entre Israël et l’Iran en 2024, en sont des signaux dramatiques. L’Asie n’est pas en manque d’incertitudes, qu’il s’agisse de la stabilité de Taïwan, de la gesticulation du dictateur nord-coréen, ou de la libre navigation dans les détroits. 

S’agissant des perspectives économiques, les signaux sont également plus rouges que verts. En Europe, la croissance stagne aux alentours de 1% par an. La crise immobilière en Chine plombe les perspectives économiques du pays alors que la Chine reste le moteur de l’économie mondiale. Quant aux inégalités de richesses dans le monde, et à l’intérieur de nos pays, elles explosent depuis deux décennies. Dans son dernier rapport annuel, Oxfam souligne par exemple que depuis 2020, les deux-tiers de la richesse créée est allée à 1% de la population mondiale, soit 42 000 milliards de dollars. « C’est presque deux fois plus que les richesses accumulées par les 99% restants »[1]

Les inquiétudes sont également croissantes en matière d’environnement : l’été 2024 fut le plus chaud jamais enregistré dans le monde, depuis que les mesures comparatives existent, avec des températures de 50 degrés atteintes non seulement au Pakistan ou dans les pays arabes, mais également au Mexique, en Turquie ou au Maroc, et avec des pointes à 45 degrés en Europe même. 

Les extraordinaires progrès de l’innovation technologique, notamment en matière d’intelligence artificielle, produisent à terme autant d’espoirs – sur le traitement des maladies par exemple – que d’angoisses sur le sort de notre vie privée, de notre liberté, voire de la démocratie elle-même.  Et il n’est pas jusqu’au court terme qui soit objet d’inquiétude, s’agissant de l’avenir de la puissance américaine après les élections de novembre 2024. 

Ce faisceau de doutes, d’interrogations, d’angoisses sur l’avenir lointain ou immédiat touche particulièrement les jeunes générations. L’épidémie de covid 19 a marqué un tournant dans l’anxiété générationnelle. En France par exemple, 49% des adolescents sont touchés par des troubles de l’anxiété[2], tandis que les comparaisons mondiales font état d’une génération où 70% se dit concernée par l’anxiété sur le réchauffement climatique. 

C’est cette dynamique du pire qu’il s’agit d’inverser. Encore faut-il tenter de comprendre les causes de cette inquiétude apparemment universelle. 

Dans quel monde vivons-nous ? 

Mais l’apparence est trompeuse, et sortir de l’illusion constitue sans doute le premier pas d’une stratégie de reconquête du futur. Nous, Occidentaux, nous inquiétons en effet de l’avenir qui nous attend, mais c’est oublier que plus des trois quarts de l’humanité ne partagent pas notre pessimisme. Bien au contraire. Depuis que la mondialisation a unifié le marché mondial, au début des années 1990’s, les 7 milliards d’humains qui ne font pas partie de l’Occident y voient surtout une aubaine, et non une catastrophe. La mondialisation a représenté en effet pour un milliard de citoyens une sortie de la pauvreté. En 2015, 10 % de la population mondiale vivait avec ou moins de 1,90 $ par jour - contre 36 % en 1990[3]. Notre occidentalo-centrisme nous renvoie une image déformée de l’ordre international, alors que nous sommes devenus très minoritaires sur la planète (à peine 10% de la population mondiale). Autrement dit, la mondialisation bouleverse notre confort d’occidental, mais elle ouvre des espoirs formidables de prospérité, de liberté, à la terre entière. A trop l’oublier et à toujours nous croire au centre de l’univers, nous nous préparons des lendemains encore plus difficiles. 

Nous vivons en effet la fin d’un monde, le nôtre. Nous sommes entrés dans une crise profonde, historique, structurelle du système international tel qu’il fut mis en place à la fin de la seconde guerre mondiale. Un système inventé par les Occidentaux, régulé par eux, au bénéfice de leurs propres intérêts, et qui reposaient sur trois piliers complémentaires : l’économie libérale de marché ; la démocratie politique et les valeurs universelles ; la suprématie stratégique et le leadership des Etats-Unis d’Amérique.  Nul autre que le président John Kennedy n’a mieux illustré le poids et le rôle de l’Amérique dans l’équation mondiale d’après-guerre : «J’ai constaté que les peuples du monde entier, malgré des déceptions passagères, comptent sur nous – non sur notre richesse ou notre puissance, mais sur la splendeur de nos idéaux, car notre nation a reçu mission de l’Histoire d’être soit le témoin de l’échec de la liberté, soit l’artisan de son triomphe.[4] ». 

Or ces trois piliers de l’ordre libéral occidental entrent en crise profonde en même temps au début des années 1990. La disparition de l’Union soviétique, la conversion de la Chine au capitalisme, jointes à la révolution des technologies de l’information, entrainent en effet une mondialisation de l’économie qui bouleverse de fond en comble le monde ancien. Il n’est pas certain que nous ayons pris toute la mesure, 30 ans après, de ces révolutions du système mondial.

Sept milliards de gens se mettent en effet à commercer ensemble, l’interdépendance économique de tous avec tous remplace la rivalité entre économie de marché et économie planifiée, un immense enrichissement planétaire en résulte : c’est la victoire absolue de l’Occident sur le communisme, mais aussi le début de la relativité de la puissance occidentale, lorsqu’émergent de nouvelles puissances jadis considérées comme des pays en sous-développement. Les Etats-Unis se plaisent à rêver d’une fin de l’histoire et d’une suprématie permanente de leur pays sur une planète à terme pacifiée et démocratisée. 

Rien de tout cela ne se produira. Petit à petit, après une période euphorique, les Occidentaux vont prendre la mesure de ces bouleversements silencieux. L’économie de marché, fondée sur la libre concurrence, l’ouverture, l’interdépendance, est remise en cause par le président Trump lui-même lors de son élection en 2016. Il est le premier dirigeant occidental à avoir compris que la mondialisation économique, qui avait remarquablement servi la puissance américaine depuis 20 ans, joue désormais contre l’Amérique et en faveur d’abord de la Chine : le protectionnisme redevient une carte majeure dans les rapports de force mondiaux. Quant à la démocratie politique, qui est le cœur des puissances occidentales et de leur prétention à l’exemplarité, elle commence à être remise en cause dans les vieilles démocraties elles-mêmes : le populisme explose aux USA avec l’élection de Donald Trump en 2016, au Royaume Uni avec le Brexit cette même année, tandis que s’opère la croissance continue des mouvements d’extrême droite, des partis autoritaires et souverainistes dans l’ensemble de l’Europe, Ouest et Est confondus dans une même dérive populiste. Enfin, la puissance américaine et le monopole de puissance des Occidentaux s’essoufflent de la même façon au tournant des années 2000 : bien que dépensant près de la moitié des dépenses militaires mondiales, les Etats-Unis ne parviennent à régler aucune crise de la planète, la Chine conteste chaque jour un peu plus leur suprématie stratégique, tandis que les pays du Sud global contestent ouvertement les « deux poids –deux mesures » des  démocraties occidentales et revendiquent un partage plus équitable de la puissance et de la gouvernance mondiales. C’est ainsi que l’ancien ancien ministre des Affaires étrangères de Singapour, Kishore Mahbubani, a pu annoncer que la « parenthèse occidentale », qui aura duré presque deux mille ans, était en train de se refermer. 

Le résultat de ces bouleversements n’est autre que cette transition opaque, agitée, imprévisible dans laquelle nous sommes entrés, et qui nous inquiète. Un monde sans règles, sans leader, dépourvu de sens, menacé et menaçant par notre incapacité même de la comprendre, tel est l’héritage que les jeunes générations devront gérer. On aurait tort d’ailleurs d’y voir un simple désordre mondial : le désordre renvoie en effet à l’existence d’un ordre qui existerait avant, que de multiples évènements seraient venus perturber, mais que l’on pourrait tenter de reconstruire. Or rien ne ramènera le monde d’avant. Ni la nostalgie des populistes, ni les efforts occidentaux pour contrer les puissances émergentes. Nous sommes plutôt dans un chaos mondial, une espèce de soupe planétaire dont nul ne sait quelles forces, quelles puissances, quelles structures finiront pas l’emporter.

Alors comment faire ? comment reprendre en main ce monde qui nous échappe ?

Au-delà des solutions envisageables pour telle ou telle crise, c’est la réponse à trois dilemmes qui détermineront l’évolution, positive ou conflictuelle, de la scène internationale.

*Le premier correspond à un choix stratégique majeur : faut-il agir et penser en termes de « nous d’abord » ou de « tous ensemble ».  Quels que soient les pays que l’on considère, au Nord comme au Sud, ce choix s’impose à eux et déterminera l’avenir, plus ou moins conflictuel ou coopératif, qui marquera les prochaines décennies. Déjà, les Occidentaux hésitent entre deux options : d’une part, une stratégie d’adaptation au nouvel ordre en gestation, avec la reconnaissance des puissances émergentes, l’acceptation de leurs revendications légitimes, autrement dit la mise en place progressive d’une gouvernance mondiale plus intégrée et coopérative. De l’autre, une stratégie centrée sur la défense coûte que coûte des avantages acquis, la défense non négociable des positions encore dominantes, autrement dit une stratégie de consolidation, voire de restauration de la puissance occidentale traditionnelle. D’un côté la défense de l’Occident, de l’autre la recherche d’une solidarité collective. D’un côté une stratégie de conservation de la puissance, de l’autre une stratégie du partage. Les Etats-Unis sont plutôt tentés par la première option, celle du leadership et de la domination occidentale ; les Européens pourraient être plus ouverts à la seconde, si tant est que les Européens osent un jour énoncer leur propre vision de l’avenir stratégique mondial. 

Du côté des non occidentaux, que l’on appelle rapidement le Sud Global, l’hésitation se fait également entre deux options : d’une part une stratégie de revendication, à l’intérieur du système occidental, pour obtenir une place et un rôle proportionnels à leurs nouvelles puissances démographiques, économiques et politiques. De l’autre une stratégie de contestation, voire de destruction violente du système existant, qu’ils dénoncent comme dépassé, injuste, illégitime. L’Inde, le Brésil, la Turquie sont plutôt du côté des stratégies de revendication pacifique ; la Russie a choisi la contestation radicale. La Chine hésite entre les deux options, et nul doute que l’évolution de la stratégie chinoise, couplée au choix que feront les Etats-Unis, sera déterminante pour l’avenir de la planète. 

Aussi longtemps toutefois que des stratégies de confrontation prévaudront sur la nécessité d’un partage – du pouvoir, des richesses, du savoir, des ressources – maintenant que nous savons tous à quel point l’urgence climatique représente une épée de Damoclès au-dessus de l’humanité – aucune paix durable ne sera possible, aucune solution durable ne pourra s’imposer avec l’évidence d’un consensus planétaire. Parce qu’ils dominent encore le monde, les Occidentaux possède une responsabilité majeure dans la création de cette gouvernance apaisée. 

*Le second dilemme nous concerne plus particulièrement, nous les occidentaux, et relève de la politique autant que de l’éthique : en matière de gestion des crises, s’agit-il de choisir le bien contre le mal, ou faut-il viser une appréciation plus complexe des relations internationales ? C’est Raymond Aron qui a le mieux tranché cette alternative : « Le choix en politique n’est pas entre le bien et le mal, mais entre le préférable et le détestable ». Or la complexité n’est pas un guide aisé de l’action internationale, en ces temps où l’émotion l’emporte parfois sur la raison, et l’idéologie sur le réalisme. Cette stratégie de l’émotion est en effet si facile qu’elle  envahit toute la vie publique, y compris le domaine de la guerre et de la paix, au détriment de la raison et d’un effort raisonnable d’objectivité[5]. « Après le choc pandémique, les chocs stratégiques de la guerre en Ukraine et de celle contre le Hamas ont décuplé la compassion des opinions publiques, à coups d’images effectivement insoutenables. Or quand l’émotion rejoint les préférences idéologiques, le débat démocratique devient difficile, jusqu’à la censure : d’un côté les démocrates, de l’autre les suspects, voire les traîtres. Il est plus simple en effet de penser en termes de bien et de mal, quitte à classer ceux qui pratiquent la nuance dans le camp des adversaires de la démocratie, des munichois, des poutiniens, des antisémites et que sais-je encore [6]».

Eviter le simplisme, choisir le préférable plutôt que le Bien avec un B majuscule peut s’illustrer de multiples façons. S’agissant de la guerre et de la paix, la question préalable se lit ainsi : faut-il défendre coûte que coûte les démocraties que sont Israël et l’Ukraine, quitte à assumer une guerre totale avec les agresseurs et fermer les yeux sur les crimes que commettent également nos alliés ? Faut-il au contraire chercher des bases possibles de paix durables, le plus justes possibles, quitte à rogner un peu sur nos principes ? Nombre d’exemples dans l’histoire récente ont montré en effet que vouloir imposer nos valeurs et nos systèmes par la force, ou tenter de les imposer aux vaincus indépendamment de leur spécificité historique, conduisent à des échecs prévisibles : en Irak, en Libye, en Bosnie Herzégovine par exemple.

De la même façon, penser le monde à venir comme une lutte frontale entre les démocraties d’un côté et les régimes autoritaires de l’autre se révèle non seulement réducteur, mais faux. D’une part, les démocraties sont loin d’être exemplaires : nous sommes ainsi alliés avec des pays pour le moins condamnables, tels l’Arabie Saoudite ou les monarchies du Golfe, sans parler de notre fascination pour l’Inde dont le nationalisme virulent est en rupture avec la démocratie elle-même. Nous sommes également soumis à des dérives internes vers le retour de partis d’extrême droite et l’expansion sidérante des mouvements populistes depuis au moins une décennie. Mais surtout la gestion des graves crises mondiales ne peut se faire uniquement par les démocraties : elles ont perdu de leur puissance, de leur légitimité, et de leur efficacité. La Chine est ainsi le meilleur allié de l’Europe sur le réchauffement climatique, alors que les Etats-Unis de Trump en sont devenus les pires adversaires. La recherche d’une solution à la guerre en Ukraine pourrait- elle se faire sans une certaine coopération avec Pékin ? Les régimes autoritaires sont certes légion sur la scène mondiale, commettant les pires atteintes aux droits de l’Homme en Russie, en Iran, en Chine etc., mais n’y a-t-il pas d’autre solution pour « reprendre en main ce monde » que de se préparer à une guerre contre la Chine, l’Iran ou la Russie ? 

Appliquée à la gestion des inégalités de richesses, dans le monde et à l’intérieur de nos pays, le choix se lit ainsi : faut-il faire confiance au marché pour corriger ses propres distorsions, et attendre de la production des richesses un effet de ruissellement qui finirait par toucher les catégories les plus défavorisées ? Autrement dit, le capitalisme est-il capable, sans intervention politique, de réduire la pauvreté dans le monde, comme le soutient la théorie libérale ? Ou faut-il préférer des politiques plus volontaristes, de redistribution des plus riches vers les plus pauvre, au risque de rogner sur la pureté du modèle libéral. C’est John Kennedy encore qui, dans son discours d’investiture le 29 janvier 1961, proposait cette option hélas rarement suivie avec détermination : Si la société libre ne parvient pas à améliorer le sort de la majorité des pauvres, elle ne pourra pas sauver la minorité des riches ». Cynisme ou clairvoyance ? Intelligence serait sans doute plus approprié. Il suffit de comparer les chiffres des dépenses mondiales dédiées à l’aide au développement d’un côté, et aux politique de défense de l’autre, pour conclure que le déséquilibre pourrait être catastrophique : environ 1000 milliards pour la défense, et 100 milliards pour l’APD. Est-ce tenable sur le long terme ? 

On remarquera d’ailleurs que le capitalisme est parvenu jusqu’à ce jour à intégrer ses propres faiblesses et contradictions, pour en faire à chaque fois de nouvelles sources de richesse : au début du XX° siècle, un certain capitalisme social s’est développé avec le fordisme, quand la prise en compte du sort de l’ouvrier s’est imposée comme facteur supplémentaire de productivité et donc de richesses pour les entreprises.  De même, les catastrophes annoncées du réchauffement climatique ont orienté la recherche et la pratique des entreprises vers « une économie durable et solidaire ». Une véritable révolution du capitalisme est en effet en cours, où la responsabilité sociale et environnementale des entreprises devient un facteur important de leur réputation, de leur attractivité, et donc de leur prospérité.  Le capitalisme se verdit de plus en plus, jusqu’à faire de l’attention environnementale une nouvelle source de profits considérables. Or ce même système capitaliste si agile, si adaptable, si prompt à intégrer ses propres écueils pour en faire de nouvelles opportunités de croissance, semble indifférent à l’explosion des inégalités sociales. Pourquoi la redistribution volontariste des richesses entre les riches et les pauvres, à l’intérieur des pays et entre le Nord et le Sud à l’échelle planétaire, est-elle si difficile ? Après avoir compris les dangers d’une prédation incontrôlée de la nature, le capitalisme n’est-il pas capable d’intégrer l’exploration sociale comme un autre risque pour sa survie ? 

Le troisième dilemme semble plus classique mais il est redoutable : faut-il choisir une ou deux priorités, ou tenter de gérer toutes les priorités en même temps ? La grande nouveauté de cette décennie, c’est en effet l’intrication des crises : elles arrivent ensemble, se superposent, s’entremêlent, s’alimentent l’une l’autre, appellent des réponses qui se révèlent soudain incompatibles les unes avec les autres. S’il fallait définir le désordre mondial de ce début de siècle, c’est dans ce double défi de crises simultanées et de solutions contradictoires qu’il faudrait en chercher la vérité. Ainsi, la lutte contre le réchauffement climatique suggère des travaux gigantesques d’isolation des logements et de mise au rebut des véhicules thermiques, mais ces propositions vont à l’encontre de la lutte contre les inégalités sociales parce qu’elles font exploser le budget des classes moyennes. De la même façon, les stratèges et les militaires font de la lutte anti-terroriste leur priorité dans le Sahel, en oubliant les effets dramatiques de la sécheresse comme sources puissante des conflits. De même, les champions du libéralisme économique plaident en faveur de marchés les plus ouverts possibles à la libre concurrence, mais ils ne savent pas gérer les conséquences géopolitiques de cette ouverture lorsque le commerce est e réalité une arme pour les volontés de puissance des émergents, à commencer par la Chine. Autrement dit, la grande difficulté dans la recherche d’une stabilité mondiale réside dans cette impasse : comment gérer tous les enjeux et toutes les crises en même temps, et s’assurer que la solution de l’une n’est pas le combustible de l’autre. Or i Il n’existe aucune institution internationale capable de proposer cette synthèse : les Nations Unies, comme l’Union européenne, pensent en silos : il existe d’excellentes instances sur la santé, le sous-développement, le climat, la paix etc. mais personne ne parvient à imbriquer toutes ces problématiques dans une stratégie globale. Les Etats-Unis le font, avec un rapport annuel de la CIA très complet et très intégré, mais ils le font dans l’intérêt bien évidemment des seuls Etats-Unis. 

Cette faiblesse de nos politiques plaide d’une part pour un investissement beaucoup plus sérieux dans la prospective globale, et d’autre part pour une association de tous les acteurs dans la recherche de solutions durables. Le multilatéralisme fut également une invention occidentale à l’issue de la seconde guerre mondiale : des institutions spécifiques sur le commerce, la paix, la stabilité monétaire et le développement furent créées dans un esprit collaboratif, associant tous les acteurs de la planète, y compris les ennemis de l’époque, dont en premier lieu l’URSS. Toutefois, le changement du monde de 1999 modifia leur efficacité comme leur légitimité. Plusieurs instances informelles furent créées pour tenter de pallier ces insuffisances : le G7, le G20 sont en effet des réponses récentes au bouleversement du monde, mais, dépourvues de permanence, de secrétariat, de traditions, elles restent des clubs de rencontre utiles, mais sans véritable capacité d’action et de contrainte. Quant aux grands pays émergents, comme l’Inde, le Brésil, le Nigéria, la Chine elle-même, ils ne trouvent plus leur compte dans les institutions traditionnelles. Soit parce qu’ils ne sont pas représentés dans les instances de décisions (telle l’Inde au Conseil de sécurité de l’ONU par exemple), soit parce que leur part y est jugée trop faible au regard de leur puissance acquise depuis trois décennies. La légitimité des institutions internationales s’en retrouve affaiblie : les émergents, regroupés dans le Sud global, tentent de contourner ces institutions traditionnelles en créant leur propre système multilatéral, (sommet des BRICS, banque asiatique de développent, route de la soie etc.,) tout en contestant directement la légitimité des institutions traditionnelles par une rhétorique contre l’accaparement occidental du pouvoir, laquelle connait un immense écho dans les populations du Sud.

Or contesté ou pas, réformé ou pas, le multilatérisme est un outil indispensable pour répondre aux enjeux multiples du monde qui vient. Nous sommes en effet entrés dans un univers de plus en plus fragmenté face à des risques de plus en plus globaux. Alors que l’on aurait besoin de solutions globales, décidées et mises en œuvre par l’ensemble de l’humanité, la réalité va dans le sens inverse. A l’exception peut-être de la préservation du climat, aucun des enjeux planétaires ne parvient à unir les 197 Etats de la planète : la Chine et les régimes autoritaires mentent sur l’état sanitaire de leur population, les pays producteurs de pétrole continuent de prévoir l’exploitation et la vente de milliers de tonnes d’énergie fossile pendant des décennies, les pays les plus riches refusent d’affecter plus de 0,7% de leur PIB à l’aide publique au développement, alors qu’ils s’étaient engagés à la faire dès 1972. Cette dynamique ne laisse pas d’inquiéter : des crises globales et de plus en plus interdépendantes ne pourront pas être gérées par des acteurs de plus en plus individualistes et fragmentés.  

La seule façon de réinventer un multilatéralisme efficace serait d’y associer non seulement tous les Etats, mais aussi les acteurs privés, les ONG, les villes, les entreprises, quand elles sont directement parties prenantes de tel ou tel enjeu mondial. etc. Seules les négociations sur le réchauffement climatique pratiquent aujourd’hui cette combinaison, alors qu’elle devrait être la règle de toutes les négociations internationales, y compris dans les tentatives de règlement des guerres et des conflits : la mondialisation est si puissante en effet que l’on voit mal comment la paix pourrait se dessiner à partir des seuls cénacles occidentaux. Faut-il vraiment penser un armistice, voire une paix durable en Ukraine, en excluant d’emblée la Chine ? Peut-on concevoir la paix au Moyen Orient sans le peuple palestinien, sans réfléchir aussi à une solution durable pour les relations avec l’Iran. On oublie trop vite en effet que les Européens avaient été à l’initiative d’un accord global de limitation des ambitions nucléaires de l’Iran contre sa réintégration dans le commerce mondial : c’était tout l’objet du Traité JCPOA, signé en 2015 par les 5 permanents du Conseil de sécurité des Nations Unies. Or ce sont les Etats-Unis de Donald Trump qui ont rompu l’accord en 2018, et non l’Iran. 

Reprendre en mains ce monde qui nous échappe ne peut être l’ambition des seuls Occidentaux. Tous les pays sont en effet concernés par l’écriture de nouvelles règles internationales, de nouvelles normes s’il en faut, de nouvelles institutions, pour réguler l’Intelligence par exemple, pour assurer une sécurité des réseaux internet, contrôler les progrès scientifiques dans le séquençage de l’ADN ou les progrès dans la conquête de Mars. Il est certain que nous n’avons aucune valeur commune avec le Hamas, le Hezbollah, et tous les mouvements terroristes religieux ou non. Ceux-là doivent être exclus de la gouvernance en gestation. Mais nous devons rechercher des compromis avec le maximum d’autres acteurs, bien au-delà de nos seuls intérêts nationaux, partisans, politiciens ou autres. Rechercher ce bien commun de l’humanité, cet amor mundi qu’a si bien expliqué Hannah Arendt : « Je veux dire par là se soucier davantage du monde – qui existait avant notre apparition et qui continuera d’exister après notre disparition – plus que de nous-mêmes, de nos intérêts immédiats et de notre vie.[7]


[1] Oxfam Belgique, Communiqué de presse, 13 janvier 2023

[2] Barometre des adolescents. Ipsos, 29 janvier 2024. 

[3] ONU, fiche thématique : Eliminer la pauvreté. 2023

[4] Discours sur l’état de l’union, 11 janvier 1962

[5]Dominique Moïsi, Le triomphe des émotions : la géopolitique entre peur, colère et espoir, Robert Laffont2024 

[6] Voir Nicole Gnesotto : Choisir l’avenir, 10 réponses sur le monde qui vient. CNRS Editions, 2024

[7]  Cité dans L’abécédaire d’Hannah Arendt, Ballast, 2018