Synthèse du débat organisé dans le cadre du forum mondial Normandie pour la Paix 2019.
Modérateur : François Picard, Journaliste, France 24
Intervenants : Loïc Berrou, Directeur adjoint, France 24 ; Emmanuel Dupuy, Président de l’Institut Prospective et sécurité en Europe ; Catherine Morin-Desailly, Présidente de la Commission Culture et de l’éducation du Sénat

D’aucuns perçoivent les réseaux sociaux comme de nouveaux outils pour relancer le débat public et donner plus de place à l’opinion des citoyens. Cependant, en l’absence de réelle interlocution et de vérification de la véracité des propos tenus, chacun reçoit le message qu’il veut entendre. Ainsi peuvent se former des communautés, sur la base de rumeurs, à l’écart de la place publique. A contrario, la pratique journalistique s’évertue à s’appuyer sur des sources fiables et à distinguer le fait du commentaire.

La crédibilité des journalistes se trouve souvent remise en cause, notamment par les plus accoutumés à l’usage des réseaux sociaux, parmi lesquels les plus jeunes. Selon Loïc Berrou, Internet accentue le biais cognitif de la confirmation : une personne est toujours tentée de croire une information dont elle est déjà convaincue. Les producteurs d’infox en usent aux dépens des internautes, et jouent également sur les émotions en proposant des  titres sensationnels. En conséquence, une fausse information se répand six fois plus rapidement qu’une vraie.

Certains éléments s’avèrent néanmoins plutôt rassurants pour les journalistes. La durée de vue des vidéos de France 24 sur YouTube croît et la moyenne d’âge de leur public se situe entre 27 et 32 ans, tandis que certaines des vidéos de décryptage des infox de l’Agence France Presse affichent un nombre de vues supérieur à celles qui ont participé à les répandre. En 2017, les médias classiques ont repris le dessus en termes de confiance du public. Pour autant, les journalistes demeurent assez désemparés face aux fausses informations, tout simplement parce qu’ils ne disposent pas d’outils pour lutter contre elles, au-delà de la pédagogie que pratique notamment le Réseau des  bservateurs de France 24.

En outre, la question de la désinformation s’insère désormais dans un domaine plus large, celui de l’influence. La guerre de l’information est devenue stratégique pour tous les États, comme le montre l’émergence du concept de « soft power », développé par Joseph Nye. De plus, si la propagande a toujours été une réalité, elle s’est transformée à travers la multiplicité des vecteurs : il faut désormais « gagner le coeur et les esprits », selon le langage onusien. Cependant, alors que pour les journalistes, cette évolution correspond à une régression démocratique, elle est devenue, pour les citoyens d’États autoritaires, un vecteur de démocratisation : la non-régulation des réseaux sociaux sert d’outil d’expression et de conscientisation, dès lors que les chaînes d’informations sont contrôlées par les gouvernements. Selon Emmanuel Dupuy, la société se trouve à l’aube d’une nouvelle révolution, celle de l’avènement de l’intelligence artificielle : avec la 5G, le flot d’informations deviendra immédiat, permanent, sans aucun contrôle ni régulation. Face à la lutte d’influence que se livrent les États autour de l’accès à l’information, Emmanuel Dupuy suggère une régulation via une organisation internationale qui reste à créer.

Catherine Morin-Desailly rappelle que lorsqu’Edward Snowden a révélé que toutes les données européennes étaient massivement espionnées par la National Security Agency (NSA), le monde entier a pris conscience du fait qu’Internet était devenu un terrain mondial d’affrontements. Ayant très vite compris quel poids allaient prendre les acteurs d’Internet, les États-Unis sont devenus les pionniers de ces nouvelles technologies. Désormais, Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft, réunis sous l’acronyme GAFAM, sont devenues des oligopoles. Quant à elle, l’Europe n’est plus qu’« une colonie du monde numérique », selon Catherine Morin-Desailly : elle dépend de ces entreprises pour travailler et commercer, mais aussi pour accéder à l’information. Dans ce contexte, Internet s’est construit sur un modèle reposant sur une stratégie de l’attention, qui consiste à capter toujours plus de personnes avant de les enfermer dans leurs propres modes de pensée ; puis leurs données sont réutilisées de manière à favoriser toujours plus de consommation, en faveur d’oligopoles pratiquant l’optimisation fiscale.

Catherine Morin-Desailly cite aussi l’affaire Cambridge Analytica qui, par la suite, a démontré à quel point ce modèle était devenu potentiellement dangereux. Pour le combattre, la France a décidé de donner au juge la possibilité de décréter, sous vingt-quatre heures, le fait qu’une nouvelle est juste ou fausse, au travers d’une loi « potentiellement liberticide », aux yeux de Catherine Morin-Desailly. Elle considère urgent de définir enfin le statut et la responsabilité des plateformes, tout en se posant la question de la durabilité du modèle économique d’Internet. De son côté, l’Europe a adopté un Règlement Général de la Protection des Données, mais il comporte des angles morts qui restent à traiter, dont la question des objets connectés notamment.

D’après Emmanuel Dupuy, la menace vient désormais des nouveaux GAFAM : les géants du Web chinois, à savoir Baidu, Alibaba, Tencent et Xiaomi, feront l’économie numérique de demain. Coincée entre ces sociétés d’Internet à l’envergure mondiale, l’Europe doit redevenir maître de son destin numérique et redonner confiance aux consommateurs via un système Internet régulé et source de progrès. Pour Catherine Morin-Desailly, en France, le service public de l’audiovisuel et l’Éducation nationale doivent pouvoir prendre toute leur part dans la nécessaire éducation des citoyens aux médias. Enfin, selon Loïc Berrou, les journalistes ont, de leur côté, la responsabilité de réconcilier la manière horizontale dont l’information se répand désormais - via les réseaux sociaux - et leur habituelle façon de procéder, plutôt verticale – avec les journaux et reportage, sans véritable possibilité d’interaction.