Ecrit par Guillaume Soto-Mayor, Ingénieur de recherche en charge du développement et de la coordination de l'équipe Sécurité & Défense, Conservatoire national des arts et métiers (CNAM) et Delina Goxho, Chercheuse independante spécialiste du Sahel (Konrad Adenauer Stiftung, Scuola Normale Superiore), Institute of Human and Social sciences, Scuola Normale Superiore, Florence

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons.

La révision de la stratégie de l’Union européenne (UE) pour le Sahel, qui a été élaborée en 2011, se déroule dans un contexte sombre : les urgences humanitaires s’accumulent et l’année qui s’achève aura été la plus meurtrière dans la région depuis 2012. Les abus contre les civils se sont multipliés, commis non seulement par des groupes extrémistes et des milices, mais aussi par des forces de sécurité étatiques dans le cadre d’opérations antiterroristes.

 

Au cours de la dernière décennie, l’UE a consacré des milliards d’euros au développement et à l’aide militaire dans la région, avec pour principaux objectifs d’y contenir les mouvements migratoires tout en luttant contre le terrorisme et l’instabilité politique chronique. Les résultats des politiques de l’UE dans le Sahel, qui suscitaient déjà de nombreuses interrogations, ont été sérieusement questionnées à la suite du coup d’État au Mali.

Une explication majeure des échecs stratégiques et opérationnels de l’UE dans la région réside dans sa conception de la gouvernance. De fait, si les Européens reconnaissent depuis longtemps que la mauvaise gouvernance est une cause fondamentale d’instabilité institutionnelle, les efforts visant à y remédier ont été déployés séparément de ceux mis en œuvre dans les domaines de la sécurité et du développement. La gouvernance est ainsi perçue comme un pilier autonome, qui repose principalement sur l’assistance technique, plutôt que comme une question transversale qui doit être intégrée dans toutes les interventions de l’UE.

La nouvelle stratégie pour le Sahel risque de se révéler vide de sens si l’UE ne tire pas les leçons de ses précédents échecs, en exigeant notamment de meilleures garanties de la part de ses partenaires et en élaborant un programme plus politique.

La nécessité de faire plus de politique

Selon l’UE, les problèmes de gouvernance sont dus avant tout à la faiblesse des moyens financiers et techniques dont disposent les pays concernés. Les dépenses de développement ont donc été conçues et cadrées par des cadres logiques détaillés, des théories du changement et des objectifs chiffrés de résultats. Mais cette approche technique de la gouvernance s’est révélée inefficace ; elle n’a nullement empêché les détournements de fonds, la corruption et la mauvaise utilisation des ressources par les récipiendaires.

L’UE a ainsi soutenu une augmentation sans précédent de l’aide extérieure à la région, mais l’absence de contrôle efficace sur la gestion de cette aide a eu des conséquences indésirables. À titre d’exemple, en raison des contraintes de temps et des pressions diplomatiques qui pèsent sur les actions des donateurs, ce sont désormais les parties prenantes sahéliennes qui orchestrent l’utilisation de l’aide internationale.

En outre, les objectifs de politique étrangère de l’UE se sont de plus en plus restreints aux programmes de développement, eux-mêmes limités à un endiguement des mouvements migratoires. Cette approche a des conséquences sur la gouvernance : dans le nord du Niger, par exemple, l’accent mis sur les politiques migratoires s’est effectué au détriment des besoins locaux en matière de gouvernance.

En ce qui concerne l’assistance au secteur de la sécurité, la stratégie de l’UE repose essentiellement sur l’idée que le redéploiement d’acteurs étatiques – à commencer par les forces armées – dans certaines régions peu sûres est la clé pour y rétablir la stabilité. Or, le redéploiement rapide de forces armées étatiques insuffisamment entraînées et désinvesties est susceptible d’avoir des répercussions indésirables, les armées nationales étant régulièrement accusées d’exécutions extrajudiciaires et d’exactions diverses à l’encontre des civils.

L’action de la Mission de formation de l’Union européenne au Mali (EUTM Mali) illustre la priorité accordée par l’UE à l’assistance technique et au renforcement des capacités des pays récipiendaires. S’il est vrai que des progrès mineurs ont été réalisés, ces avancées sont contrebalancées par l’absence d’amélioration en matière de gouvernance, notamment en ce qui concerne les ressources humaines et la lutte contre la corruption.

En effet, l’envolée des budgets de la défense et de la sécurité dans la région s’accompagne de scandales de détournement de fonds dans les ministères sahéliens, de révélations de l’existence de canaux de dépenses obscurs et de retards dans le versement des salaires des troupes. Tout cela affecte négativement les performances et le moral des forces de défense et de sécurité nationales. La perpétuation des pratiques gouvernementales visant à la création de rentes financières – des pratiques dont la corruption est un pilier essentiel – alimente le mécontentement des populations sahéliennes, tant au sein de la société civile que dans les casernes. Si les programmes de gouvernance de l’UE persistent à ignorer le fonctionnement problématique des institutions locales qu’ils soutiennent, ils pourraient finir par causer plus de tort que de bien.

Pour une approche conditionnelle

L’idée consistant à rendre l’aide fournie par l’UE « transactionnelle », c’est-à-dire conditionnelle – selon le principe « un donné pour un rendu » –, a dernièrement fait son chemin à Bruxelles et dans les capitales européennes. Si elle est mise en œuvre, alors les avancées ou, au contraire, les impasses des politiques menées entraîneront une augmentation ou une diminution de leur financement. Une telle approche doit reposer sur des indicateurs clairement définis permettant de mesurer les progrès accomplis et sur des systèmes de suivi et d’évaluation transparents.

Cette approche transactionnelle devrait être mise en place pour répondre aux préoccupations des citoyens des pays du Sahel et adresser les véritables enjeux de gouvernance qui se trouvent au cœur de l’instabilité actuelle, à savoir la lutte pour l’état de droit et contre la corruption. Ces revendications européennes ne doivent pas être perçues comme des impositions : mettre des conditions à l’assistance extérieure ne signifie pas que les pays aidés seront privés de leur autonomie décisionnaire. D’ailleurs, les gouvernements sahéliens se sont eux-mêmes engagés à mettre en œuvre un certain nombre de réformes qui sont jusqu’ici restées lettre morte. Ce manque de volonté politique d’engager les réformes administratives durables promises sur le papier aggrave les tensions qui existent entre les priorités de l’UE et celles des États concernés.

Pour que cette approche soit couronnée de succès, il faudra nécessairement mener à bien une évaluation précise des résultats des efforts accomplis jusqu’ici. Par exemple, l’évaluation de l’efficacité des formations en matière de défense des droits de l’Homme ne doit pas reposer exclusivement sur des mesures quantitatives, comme le nombre de personnes ayant suivi ces formations ; elle devrait incorporer des éléments plus qualitatifs. Certains indicateurs pourraient mesurer l’adéquation entre la hiérarchie réelle et les rangs officiels. Il convient également de suivre de près la façon dont les ressources fournies par l’UE sont utilisées sur le long terme. Le nouveau mandat de l’EUTM représente un premier pas dans la bonne direction : il autorise les membres de l’EUTM à accompagner les stagiaires militaires sahéliens sur le champ de bataille, ce qui permet de mieux superviser leur comportement et leurs performances sur le terrain.

L’obligation de rendre des comptes doit également être invoquée au sujet des accusations d’exactions dont font l’objet les forces armées maliennes. L’UE ne devrait pas seulement évaluer la véracité des rapports faisant état de violations des droits de l’Homme, mais aussi exiger du gouvernement malien qu’il fasse toute la lumière sur ces allégations s’il souhaite continuer de recevoir des financements. La récente nomination de militaires à des postes de gouverneur et celle d’un chef de milice à un poste clé du gouvernement malien exigent que l’UE se positionne urgemment sur cette question.

Une approche transactionnelle qui ne serait que partielle ne permettrait pas d’atteindre les buts fixés : pour être efficace, cette approche doit englober la totalité de l’engagement de l’UE, sous peine d’en compromettre la crédibilité et l’efficacité. L’application de la transactionnalité à l’ensemble de l’aide fournie par l’UE, y compris dans le cadre de l’EUTM, pourrait être perçue par les États membres de l’UE comme susceptible d’aller à l’encontre du développement des capacités de stabilisation des forces armées maliennes. Pourtant, l’approche actuelle de l’EUTM, focalisée sur l’amélioration des capacités tactiques de ces forces armées, ne suffit pas à elle seule. L’efficacité des armées nationales est en effet fortement corrélée à l’amélioration de l’ethos militaire, c’est-à-dire à l’adoption dans tous les aspects de l’action militaire de valeurs positives, de garanties contre la corruption et du respect des droits de l’Homme.

La conditionnalité renforcée est un mécanisme qui a rarement été testé dans le cadre des efforts de stabilisation européens. Or, comme l’ont montré les sept dernières années, sans incitations concrètes à des processus de réforme structurelle, il existe un risque que l’aide de l’UE en matière de sécurité et de développement n’aient pas les effets escomptés.The Conversation

Guillaume Soto-Mayor, Ingénieur de recherche en charge du développement et de la coordination de l'équipe Sécurité & Défense, Conservatoire national des arts et métiers (CNAM) et Delina Goxho, Chercheuse independante spécialiste du Sahel (Konrad Adenauer Stiftung, Scuola Normale Superiore), Institute of Human and Social sciences, Scuola Normale Superiore, Florence

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