Ecrit par Sandrine Aragon, Chercheuse en littérature française (Le genre, la lecture, les femmes et la culture), Sorbonne Université

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons.

Peut-on sauver une vie dans une émission de télévision ? Ou grâce à un film ? Le film de Massoud Bakhshi, Yalda, la nuit du pardon, qui sort en salle le 7 octobre 2020, saisit par sa réflexion sur le pouvoir des médias et ce qu’il révèle de la société iranienne. Le jury du dixième festival de cinéma ELLE, réuni en septembre, dont je faisais partie cette année, est resté sous le choc lors de la projection et vient de lui décerner le prix du meilleur film. Yalda a également reçu le grand prix du jury au festival de Sundance 2020.

Le cinéma iranien et son succès

Le cinéma iranien est de plus en plus reconnu en Europe depuis la Palme d’Or d’Abbas Kiarostami pour Le goût de la Cerise en 1997, film interdit en Iran ; Une séparation d’Asghar Farhadi césarisé, oscarisé, sacré à Berlin ou Taxi Téhéran de Jafar Panahi, ours d’or à Berlin en 2015, tourné en cachette dans un taxi. Son réalisateur a été ensuite interdit de quitter le pays et de tourner pendant 20 ans. Un festival de cinéma iranien a été créé à Vitré en Ille-et-Vilaine, et a primé Yeva, de la réalisatrice Anahid Abad, en novembre 2019.

Massoud Bakhshi a déjà une dizaine de documentaires à son actif et un court métrage célébré par de nombreux prix internationaux. Son film Une Famille respectable en 2012 bien que sélectionné à Cannes, n’est pas sorti en Iran et lui a valu une condamnation pour son regard critique sur son pays lors de la guerre Iran/Irak.

Huit ans après, son regard formé au documentaire le conduit à réaliser ce film inspiré de faits réels qui reprend le principe d’une émission de télé-réalité à succès, Le prix du pardon en Iran, qui existe depuis 13 ans. Ce film, en persan sous-titré, raconte l’histoire contemporaine de Maryam, 22 ans, qui a tué accidentellement son mari Nasser, 65 ans. Elle est condamnée à mort pour cet acte. La seule personne qui puisse la sauver est Mona, la fille de Nasser. Il faut que Mona accepte de pardonner Maryam en direct durant l’émission télévisée, devant des millions de téléspectateurs, pour que la condamnation soit levée.

La mise en scène du talk-show

Le film nous entraîne au cœur des studios, lors de l’enregistrement de l’émission qui révèle peu à peu l’histoire de l’héroïne, un peu comme Slumdog millionnaire nous plongeait dans l’Inde populaire à travers un « Qui veut gagner des millions » indien.

Le talk-show de Yalda mêle interludes musicaux, lectures et intervention d’un comité moral de spectatrices qui viennent lire et inviter au pardon, tandis que les deux femmes, la jeune mariée et la fille du défunt sont installées sur leurs grands fauteuils dorés. L’histoire de l’héroïne est résumée dans un téléfilm – façon soap – qui retrace les moments clés de sa vie, tandis que la principale intéressée crie en coulisses que l’histoire pour laquelle elle est jugée a été totalement déformée pour la jeter en pâture aux téléspectateurs.

L’émission est diffusée pendant le ramadan pour la fête iranienne de Yalda, qui célèbre le début de l’hiver. Des fruits au cœur rouge, symboles du soleil ornent les tables comme le studio, aux couleurs rouges sang. Il faut rester divertissant en ce jour de fête. Les spectateurs sont invités à voter pour décider si la jeune femme aura la vie sauve et les sponsors sont invités à payer « le prix du sang » à Mona, la fille du défunt.

Les Français ont connu les spectacles interactifs de Robert Hossein, le vote des spectateurs pouvant sauver la vie de personnages historiques, dans Le Cuirassé Potemkine (1975), Notre Dame de Paris (1978), Un Homme nommé Jésus (1983), Jules César (1985) L’affaire du Courrier de Lyon (1987)… jusqu’à Seznec (2010).

Mais il s’agissait toujours de voter de façon fictive et a posteriori. Dans ce film, le spectateur vote réellement pour la mort d’une personne encore en vie qu’il voit à l’écran, et dont la prestation est orchestrée savamment par les producteurs de l’émission.

Le spectateur au cinéma se retrouve dans la même position que celui de l’émission de télévision, jaugeant la peine et la sincérité d’une condamnée à mort. La télévision se substitue au système judiciaire iranien dans un divertissement populaire.

Des destins de femmes en Iran

Ce film nous plonge dans la vie de trois femmes dans L’Iran d’aujourd’hui.

Une mère, qui entraîne sa fille à participer à l’émission, attirée par la célébrité, une jeune fille apeurée Maryam, dont nous découvrons peu à peu l’histoire tragique, orpheline de père, condamnée à mort pour le meurtre – qu’elle affirme accidentel – de son mari, et la fille du défunt, Mona autour du producteur de l’émission, grand organisateur de la rencontre.

Même si depuis quelques années, certaines Iraniennes se battent pour retirer leur voile dans l’espace public, toutes les femmes apparaissent voilées dans le film.

L’avocate des droits de l’homme Nasrin Sotoudeh, prix Sakarov 2012, qui a défendu les femmes sans voile et a été condamnée à 13 ans de prison pour désobéissance civile, est actuellement en grève de la faim pour dénoncer le sort des prisonniers politiques. Elle a été récemment renvoyée en prison après un séjour à l’hôpital. Dans le film, la mère invite sa fille à changer la couleur de son hijab, du noir au marron, pour être plus séduisante.

Le mariage temporaire auquel a été contrainte la jeune femme de 20 ans avec un homme de presque 50 ans son aîné, pour lequel travaillait son père, interpelle également le spectateur. Appelé sigheh en Iran, ce mariage musulman à durée déterminée, pour une heure, un jour, un an et jusqu’à 99 ans. Il peut être immédiatement consommé. Maryam est ainsi tombée enceinte au détriment de Mona, fille de Nasser, qui jusqu’alors était sa seule héritière. Ce type de mariage controversé est en vogue en Iran comme en Syrie.

Le face à face mis en scène dans le film oppose deux femmes de classes sociales différentes. La jeune fille, orpheline de père, avoue en pleurs avoir été forcée à ce mariage. Sa mère et Mona l’ont contrainte à répondre aux demandes insistantes d’un homme plus âgé et riche, usant de son pouvoir. En plus de la question du harcèlement sexuel, les conflits de classe sous-tendent le débat.

Cette condamnée ne peut racheter son crime que par ses larmes. Les secrets sordides qui lui ont été cachés les font couler au fil de l’émission. Selon la charia (loi islamique), un condamné à mort pour meurtre peut échapper à l’exécution et purger une peine de prison s’il est pardonné par la famille de la victime, qui reçoit en échange le « prix du sang ». Ce sont les lois du Qisas, la loi du talion qui exige que le sang versé soit compensé par un autre sang ou, si la famille accepte et pardonne, la compensation du préjudice subi par un montant fixé chaque année.

Un film peut-il amener à une prise de conscience et au pardon ?

L’émission qui a inspiré le film s’est arrêtée après 13 ans d’existence et de succès, suite aux réactions des spectateurs du film de Massoud Bakhshi en Iran, selon les déclarations du réalisateur :

« Quand la justice devient spectacle, mise en scène, c’est pour moi une forme inacceptable. Après mon film, l’émission a été arrêtée, c’était important pour moi. C’était une grande émission populaire, je me suis demandé aussi qui la regardait. »

Le cinéma avait déjà permis de sauver la vie d’un condamné, en Iran, lorsque le réalisateur Mostafa Kiaei avait organisé une séance de cinéma projetant son film La Ligne Spéciale pour récolter l’argent et sauver un condamné à mort, innocenté entre temps.

De même, le réalisateur de Yalda, a déclaré (lors du Dixième festival de cinéma de ELLE) avoir donné l’argent gagné à la sortie de son film Yalda ou la nuit du pardon en Iran à une association de femmes luttant pour sauver des condamnés à la peine de mort. Deux jeunes condamnés pour homicides auraient été sauvés en payant ainsi le prix du sang : l’un pour un crime commis à l’âge de 14 ans et un autre condamné pour un décès accidentel dans l’incendie de son atelier. Le réalisateur souhaitait sauver une femme, comme son héroïne, mais l’urgence des dates d’exécution en a décidé autrement, a-t-il déclaré.

Si le cinéma iranien d’aujourd’hui nous séduit, c’est par sa force, sa liberté et le véritable pouvoir qu’il confère au cinéma. Il joue des codes du divertissement pour révéler les drames que vivent des iranien.nes aujourd’hui et éveiller les consciences dans le monde entier.


Sandrine Aragon, Chercheuse en littérature française (Le genre, la lecture, les femmes et la culture), Sorbonne Université

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