Élaboré deux ans durant, Shapes of the Fall, le septième album de Piers Faccini, représente un tournant sur la route qui, étape après étape, le conduit au plus près de l’essence plurielle de son songwriting. Orchestrant des échanges profonds entre folksongs, pulsations gnawas et quatuor à cordes, il peaufine un artisanat qui se nourrit autant de l’héritage anglo-américain et des traditions de la Méditerranée, du Maghreb et de l’Afrique de l’Ouest que de la musique ancienne ou baroque. C’est aussi un jalon majeur dans ce dialogue fécond entre l’intime et l’universel que Piers Faccini aime à composer. Tout est dit avec ce titre qui surimpose l’image de la chute et celle de l’automne : Shapes of the Fall se penche sur notre monde en cours d’effondrement, observé par un homme qui vient d’entrer dans sa cinquantième année. Un tableau empreint de gravité, mais traversé par la première qualité des âmes lucides : celle “d’émettre ou de réfléchir la lumière”.

L’album s’ouvre avec They Will Gather no Seed, chanson nue qui dit l’épuisement des ressources de la planète, la rupture entre l’homme et la terre, le sentiment de perte et de gâchis. Complainte désemparée qui finit par s’élever, s’enfièvre à feu doux, invite une étincelle d’espoir… “C’est le lamento qui ouvre le chemin à toutes les déclinaisons du récit, explique Piers Faccini. On regarde son désespoir en face, pour mieux se demander quelle énergie en tirer. C’est par la danse qu’arrivera la réponse. Les deux formes principales de musiques traditionnelles sont celles qui font pleurer, et celles qui font danser. Entre elles se crée un équilibre : c’est ce qui nous rend vivants et sains.” Ce point d’équilibre, c’est aussi un point de convergence entre différents domaines musicaux, qui inscrit Piers Faccini dans une autre histoire, souterraine et transversale, du songwriting. “Je suis obsédé par un certain sens de l’épure, notamment dans les musiques traditionnelles – tarentelle, chant gnawa, maloya réunionnais…Relier le songwriting à quelque chose d’ancien et de large, c’est rappeler que son histoire ne débute pas avec Bob Dylan ou Nick Drake.”

Dans Shapes of the Fall, ces passerelles spatio-temporelles sont mûrement pesées, pensées. D’une tourne berbère (Firefly) à des méditations folk (Together Forever Everywhere, The Real Way Out et The Longest Night), d’un blues du désert aux atours de tarentelle (Lay Low to Lie) au call and response de All Aboard, qui croise les voix du maâlem marocain Abdelkebir Merchane et de l’Américain Ben Harper, il règne ici une forme d’esprit de concorde, transcendé par l’usage que le polyglotte Piers Faccini fait de la langue anglaise. “Cette fois-ci, j’ai décidé d’assumer l’anglais du début à la fin. Que se passe-t-il lorsqu’il a pour partenaires de danse des musiques du Maghreb ou de la Méditerranée ? Il faut du temps pour éprouver sa souplesse, comprendre où poser avec lui le pied et les mots. C’est le fruit du travail que je mène depuis ma première chanson, écrite à l’âge de 13 ans.”

Cette quête, Piers Faccini l’anime aussi par son goût des rencontres. Dans Shapes of the Fall, il s’appuie ainsi sur quatre précieux compagnons de route : Malik Ziad (oud, guembri, guitare, mandole), complice depuis l’album I Dreamed an Island (2016) et grand spécialiste des musiques gnawas et du Maghreb ; son frère Karim Ziad, autre érudit virtuose qui apporte sa science éclectique et dansante des percussions ; Luc Suarez, une vieille connaissance (il fut le guitariste de Charley Marlowe, le premier groupe de Piers), auteur d’arrangements sur mesure pour quatuor ; et enfin le réalisateur/ingénieur du son Fred Soulard, as de la captation qui a apporté le traitement brut, sans vernis inutile, que ce recueil de chansons appelait.

Pour comprendre le processus créatif et libérateur qui se joue dans Shapes of the Fall, voyez comment il s’achève : Epilogue est une reprise de They Will Gather no Seed, dans laquelle le souffle léger des vocalises et des cordes remplace le sel des larmes et l’amertume initiale des mots. Un cycle s’est accompli, une boucle se referme, une lumineuse transformation a eu lieu. Figure circulaire – ou plutôt spiralée, car ouverte – que Piers Faccini connaît bien, puisqu’il l’explore depuis les débuts de son parcours solo, il y a 17 ans : à travers elle s’épanouit son art d’interroger le monde en soi, et sa propre place dans le monde.

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