Article écrit par Maxime Lefebvre, Affiliate professor, ESCP Business School

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons.

Géorgie 2008, Ukraine 2022 : pourquoi la France n’a pas su amener la paix une nouvelle fois

Maxime Lefebvre, ESCP Business School

Il y a 14 ans, pendant que tous les regards se tournaient vers Pékin où s’ouvraient les 29e Jeux olympiques d’été de l’ère moderne, la guerre éclatait entre la Géorgie et la Russie. En jeu, les régions séparatistes pro-russes d’Abkhazie et d’Ossétie du Sud, officiellement rattachées à la Géorgie.

Ce conflit présente de nombreuses similitudes avec celui qui sévit en Ukraine depuis le mois de février : une Russie de Poutine (qui, en 2008, était certes premier ministre entre deux présidences, mais demeurait le véritable patron du pays) intervenant dans des régions séparatistes pro-russes, un président français actif pour rechercher une issue pacifique aux affrontements, et une France qui occupe la présidence tournante semestrielle de l’Union européenne (2e semestre 2008, 1er semestre 2022).

Emmanuel Macron, malgré ses échanges à répétition avec son homologue russe et un voyage à Moscou le 7 février, n’a pu, en 2022, éviter le déclenchement puis l’enlisement du conflit, alors que Nicolas Sarkozy, en 2008, joua un rôle clé pour un arrêt rapide de la guerre.

Rétrospectivement, le regard sur la sortie du conflit géorgien demeure controversé. Pour les uns, Nicolas Sarkozy aurait sauvé la mise de Vladimir Poutine, engageant les Européens dans une politique d’« appeasement » dont l’agression russe en Ukraine a marqué l’échec final. Pour d’autres, le président français serait celui qui a réussi à stopper l’escalade alors qu’il n’y avait alors plus grand-chose à faire pour éviter l’invasion totale de la Géorgie et que l’armée russe était aux portes de la capitale Tbilissi.

Au-delà de ce débat, comment expliquer que les tentatives de l’un aient pu porter leurs fruits quand celles de son lointain successeur sont restées vaines ? À partir de nos travaux sur la politique étrangère de l’Union européenne, la réponse repose selon nous dans quatre éléments : les origines du conflit, la position de l’Union vis-à-vis de la Russie, l’évolution des traités européens et la diplomatie des États-Unis.

Nicolas Sarkozy entraîne l’Europe dans son sillage

Revenons tout d’abord 14 ans en arrière. Dans la nuit du 12 au 13 août 2008, Nicolas Sarkozy, alors en présidence de l’Union européenne, se trouvait en première ligne, sans autre autorité de l’UE à ses côtés, pour trouver une issue à la guerre en Géorgie qui avait commencé quatre jours plus tôt. Par un accord négocié à Moscou puis à Tbilissi, les hostilités s’arrêtaient immédiatement et la Russie prenait l’engagement de retirer ses troupes. Bernard Kouchner, ministre des Affaires étrangères, réunissait dès le lendemain ses homologues de l’UE à Bruxelles et obtenait immédiatement leur soutien.

Quelques jours plus tard cependant, Moscou décidait de pousser son avantage en reconnaissant l’indépendance des deux régions séparatistes. Réaction immédiate : un Conseil européen extraordinaire réuni par la présidence française le 1er septembre lançait, pour la première fois depuis la fin de la guerre froide, une mise en garde à l’égard de Moscou et décidait de suspendre les négociations du nouvel accord de partenariat entre l’UE et la Russie jusqu’au retrait intégral des troupes russes.

À l’issue d’un second voyage à Moscou et Tbilissi, Nicolas Sarkozy, accompagné cette fois du président de la Commission européenne, Juan Manuel Barroso, et du Haut Représentant de l’UE, Javier Solana, obtenait un accord de mise en œuvre du retrait russe. Celui-ci avait vocation à être surveillé par le déploiement d’une mission civile d’observation de l’UE, qui est d’ailleurs toujours présente à ce jour sur le terrain.

La Russie retira ses troupes, non sur ses lignes de départ comme le prévoyait l’accord initial, mais sur les frontières de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud avec la Géorgie. Les régions étaient désormais de facto soustraites intégralement à la souveraineté de la Géorgie et considérées comme « indépendantes » par Moscou. Peu importe, côté européen, l’orage semblait passé et la relation UE-Russie reprenait son cours.

L’agresseur a toujours tort

Reçu par Emmanuel Macron après le début de la guerre en Ukraine, Nicolas Sarkozy n’a pas changé de ligne. Il maintenait que « le choix est entre la diplomatie et la guerre totale ». Mais pourquoi un scénario si différent en 2022 ?

Une première raison tient aux origines de la guerre. Personne n’est dupe sur le fait que le séparatisme abkhaze et sud-ossète était instrumentalisé par la Russie pour peser sur son voisin et établir des points d’appui stratégiques sur la mer Noire et sur les deux versants du Caucase. Reste que, en Géorgie, c’est le président Saakachvili qui a ouvert les hostilités par une opération de reconquête militaire de l’Ossétie du Sud. Au moment où la Russie post-soviétique usait pour la première fois de sa force militaire vis-à-vis d’un pays limitrophe, son opération pouvait se parer de prétextes moraux et défensifs.

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En Ukraine, c’est la Russie qui a pris l’initiative d’une agression ouverte et préméditée, invoquant des prétextes beaucoup moins justifiables : « dénazifier » et « démilitariser » l’Ukraine, c’est-à-dire la soumettre à sa volonté. L’agresseur a toujours tort, au moins sur un plan moral, c’est une leçon de la crise géorgienne comme de la crise ukrainienne.

De médiateur à bon soldat

La seconde différence est que l’UE n’est plus, contrairement à 2008, dans une position de médiatrice par rapport à la Russie. Dans les années qui ont suivi le conflit géorgien, l’UE a de plus en plus basculé, à travers son « Partenariat oriental » lancé en 2009, dans une action géopolitique visant à soutenir les pays voisins de l’Est contre la Russie.

Une première crise est ainsi survenue en Ukraine en 2014. Le président Ianoukovitch, refusant de signer l’accord d’association négocié avec l’Union européenne, avait été renversé par la rue. La Russie réagissait en suscitant un coup d’État en Crimée, annexée après un référendum expéditif, puis une rébellion dans le Donbass.

L’UE a une nouvelle fois interrompu ses relations avec la Russie, et elle a même décidé des sanctions visant les exportations d’armes, les banques russes et la fourniture de technologies dans le domaine énergétique. Ce sont alors la France et l’Allemagne, en dehors du cadre de l’UE, qui ont décidé de lancer une médiation entre la Russie et l’Ukraine dans le format « Normandie » qui a abouti aux accords dits de « Minsk II » en février 2015.

(De gauche à droite) Alexandre Loukachenko, Vladimir Poutine, Angela Merkel, François Hollande et Petro Porochenko, réunis à Minsk en février 2015. Wikimedia, CC BY-SA

Ces accords ont eu un mérite : arrêter le conflit militaire. Mais, cette fois, ce n’est pas l’UE qui a déployé une mission de terrain, mais l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (l’OSCE) dont fait partie la Russie.

La situation est restée bloquée pendant la période qui a suivi. La Russie, désormais placée sous sanctions, est devenue un adversaire de l’UE. Les tentatives de renouer la relation, que ce soit de la part d’Emmanuel Macron invitant Vladimir Poutine à Versailles (2017) puis à Brégançon (2019), ou du nouveau Haut Représentant Josep Borrell, humilié lors d’une visite à Moscou (2021), firent long feu par manque d’engagement de part et d’autre.

En 2022, ce ne sont ainsi pas les Européens qui ont joué les médiateurs entre les Russes et les Ukrainiens mais les Turcs. C’est sous l’égide de ces derniers, de la Biélorussie et de l’ONU qu’ont démarré des pourparlers pour arrêter le conflit au début de la guerre puis pour négocier des voies d’exportation pour les céréales ukrainiennes. L’UE, de son côté, s’est transformée en bon soldat de l’Occident.

Freinée par son mandat de présidence

La France, présidente de l’Union européenne, aurait-elle pu la repositionner en médiateur et non plus en adversaire ? Il faut noter qu’elle n’avait aucun mandat pour le faire. Car, et c’est le troisième élément de réponse que nous avançons, la présidence tournante n’a plus rien à voir en 2022 avec ce qu’elle était en 2008. Le traité de Lisbonne est passé par là.

En 2008, Nicolas Sarkozy et l’appareil administratif français qu’il dirigeait avaient entre leurs mains un considérable pouvoir d’initiative. Le président français prit l’initiative extraordinairement audacieuse d’une médiation au nom de l’UE, justifiée par l’urgence, tout simplement parce qu’il en avait le pouvoir.

Certes, la France ne pouvait rien imposer à ses partenaires, mais la politique étrangère et de sécurité commune (ou PESC) était alors entre les mains de la présidence tournante, qui englobait le Conseil européen et le Conseil affaires étrangères, malgré l’existence d’un « Haut Représentant ».

Depuis le traité de Lisbonne, le pays en présidence pilote encore la plupart des formations du Conseil des ministres de l’UE, et des organes qui les préparent. Cependant, il ne préside plus ni le Conseil européen, réunion des chefs d’État et de gouvernement présidée par un « président permanent » (aujourd’hui le Belge Charles Michel), ni le Conseil affaires étrangères, présidé par le Haut Représentant (aujourd’hui l’Espagnol Josep Borrell). C’est le président du Conseil européen qui est l’interlocuteur des chefs d’État étrangers pour la PESC et c’est le Haut Représentant qui est chargé de la conduire.

Non que la présidence tournante ne pouvait pas influencer une action européenne dans le conflit ukrainien, et s’en mêler. La « boussole stratégique » a d’ailleurs été adoptée sous la présidence française de l’UE, en mars dernier, et on sait combien ce document visant à accroître l’ambition européenne en matière de défense doit à la France. Mais si le président français pouvait maintenir le dialogue avec son homologue russe, il ne pouvait pas entreprendre de sa propre initiative une quelconque médiation au nom de l’UE. Il se trouvait même empêché par sa responsabilité de présidence, qui le conduisait à favoriser une réponse européenne ferme à l’agression russe (sous la forme de nouvelles sanctions très dures et de livraisons d’armes à l’Ukraine).

Pas de place pour un désalignement

Reste un dernier élément important d’explication : le rôle des États-Unis. En 2008, l’administration Bush finissante était mise en échec par l’affaire géorgienne, puisqu’elle avait encouragé Saakachvili dans son bellicisme sans se donner les moyens de le soutenir. Nicolas Sarkozy s’est engouffré dans un vide stratégique qui a révélé l’échec terminal de la politique néoconservatrice des années Bush, celle de la démocratisation par l’usage de la force.

À partir de 2014, Washington a décidé, avec l’UE, d’une politique de sanctions contre la Russie, mais a laissé la France et l’Allemagne pratiquer la désescalade entre Moscou et Kiev dans le cadre du « format Normandie ».

En 2022, les États-Unis sont en pointe dans le soutien militaire et économique à l’Ukraine et dans les sanctions contre la Russie. Dans le contexte général d’une Amérique cherchant à bander les alliances occidentales contre les « défis systémiques » que représentent la Chine et la Russie, il est difficile à Paris et Berlin (qui avaient agi de concert au sein du format Normandie) d’aller à contre-courant et de pousser l’Ukraine à la paix (c’est-à-dire à des concessions) plutôt que de l’armer pour lui permettre la victoire.

Emmanuel Macron, après avoir appelé à « ne pas humilier la Russie », a déclaré que la Russie ne devait pas gagner. Il temporisait sur une visite à Kiev ; ce fut finalement chose faite en compagnie d’Olaf Scholz et de Mario Draghi à la fin juin. Prenant ces deux virages, le président français a acté qu’il n’y avait pas de place, pour le moment, pour un désalignement occidental sur la question russe.

Telles sont les raisons qui expliquent pourquoi le président français, malgré la présidence de l’Union européenne, malgré ses efforts personnels avant et pendant la guerre, n’a pu arrêter le conflit ukrainien comme Nicolas Sarkozy avait arrêté le conflit géorgien. Emmanuel Macron s’est cependant maintes fois fait l’avocat de la « souveraineté européenne » et réclamé du général de Gaulle et du rôle de la France comme « puissance d’équilibre ». Il n’a sans doute pas dit son dernier mot.The Conversation

Maxime Lefebvre, Affiliate professor, ESCP Business School

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