Ecrit par Lina Kennouche, Doctorante en géopolitique, Université de Lorraine
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons.

La politique syrienne de l’administration Biden ne peut être décorrélée de son approche des relations avec l’Iran. Or, en la matière, en dépit d’une volonté proclamée de négocier avec la République islamique, la stratégie des pressions se poursuit, compliquant pour l’instant toute perspective de pourparlers avec Téhéran.

Le 28 février dernier, l’Iran a rejeté une proposition de discussion informelle avec les pays européens et les États-Unis dans une configuration où Washington maintient les sanctions contre Téhéran et refuse toujours de donner son consentement au déblocage des fonds iraniens gelés en Corée du Sud.

Des soutiens de poids à la cause kurde au sein de la nouvelle administration

L’administration Biden a en fait adopté une politique duale envers l’Iran, maintenant à la fois des canaux de négociation et de pression, notamment contre le principal allié de Téhéran, le régime syrien de Bachar Al-Assad.

La stratégie mise en œuvre sous le mandat de Donald Trump et consistant à dénier au régime syrien l’accès à une région particulièrement riche en ressources agricoles et énergétiques, le nord-est du pays, sous contrôle des Forces démocratiques syriennes (FDS, coalition hétéroclite de forces supervisée par le PYD, branche syrienne du PKK), est poursuivie par une nouvelle administration qui compte en son sein d’ardents promoteurs de la cause kurde, à l’instar du coordinateur pour le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord au Conseil de sécurité nationale Brett Mc Gurk ou de la directrice pour la Syrie et l’Irak à ce même Conseil de sécurité nationale Zehra Bell.

Le premier a réaffirmé, à plusieurs reprises, le rôle incontournable joué par les FDS dans la stabilisation de la Syrie et défendu l’option d’un renforcement du soutien aux Kurdes, allant jusqu’à démissionner en décembre 2018 de son poste d’émissaire américain auprès de la coalition internationale anti-Daech pour marquer son opposition à la décision de Trump de retirer ses troupes de Syrie et d’abandonner ses alliés.

Zehra Bell, en charge au sein de l’administration Biden des dossiers Syrie et Irak et proche collaboratrice de Brett Mc Gurk, a su quant à elle concilier sa précédente mission de chef de l’équipe d’intervention pour l’assistance à la transition en Syrie avec celle de conseillère informelle de Mazloum Abdi, commandant des FDS à Kobané.

Enfin, le nouveau secrétaire d’État, Antony Blinken, préconisait pour sa part en 2019 de renforcer le volet dissuasion de l’approche américaine, estimant qu’en Syrie, Washington a fait « l’erreur de ne pas en faire assez ».

Aujourd’hui, dans les faits, l’administration américaine semble reconduire le pari stratégique du soutien aux Kurdes dans une zone d’importance vitale. Cette mobilisation du facteur kurde est une constante de la politique américaine en Syrie.

L’instrumentalisation des Kurdes au gré des priorités de l’agenda américain

À mesure de l’évolution du conflit, les Kurdes se sont trouvés dans un rapport de dépendance stratégique trop élevé vis-à-vis de l’acteur américain, bien qu’ils n’aient jamais renoncé à leurs revendications nationalistes.

En 2011, dans le contexte de la crise, ils se distancient de l’opposition syrienne sous influence turque, en proie à des contradictions internes et accusée de ne pas reconnaître l’« identité kurde ». En juillet 2012, les Kurdes perçoivent dans le retrait partiel de l’armée syrienne du nord du pays l’opportunité d’occuper le vide et de concrétiser progressivement leurs aspirations. Mais l’évolution du rapport de force sur le terrain pulvérise cette dynamique autonome. Après l’offensive éclair du groupe État islamique (EI) en Syrie, les Kurdes se retrouvent assiégés en octobre 2014 à Ain Arab (Kobané), leur survie dépendant de l’aide des Américains après que les Russes, alliés à Damas, se soient montrés peu enclins à les soutenir.

Le poids de la réalité géopolitique et de ses contraintes impose donc aux Kurdes une alliance avec les États-Unis qui rend obsolète leur engagement idéologique – le PYD étant l’avatar du PKK turc, qui prône une idéologie anti-impérialiste et est inscrit sur la liste américaine des organisations terroristes.

Perçus comme la principale force combative et efficace dans la lutte contre le groupe EI, notamment après l’échec du programme américain de formation et d’équipement de rebelles syriens modérés, les Kurdes deviennent le fer-de-lance de Washington et empêchent l’EI d’établir une liaison entre ses deux « capitales », Mossoul (en Irak) et Raqqa (en Syrie).

Cette coopération étroite entre les Américains et les Kurdes s’expliquerait, selon Brett Mc Gurk, par la position intransigeante de la Turquie qui oppose une fin de non-recevoir aux demandes américaines de coordination opérationnelle dans le cadre de la lutte contre le groupe EI.

Une divergence d’approche dans la gestion de la crise syrienne a refroidi les relations entre Ankara et Washington. Alors que la Turquie réclamait une intervention militaire américaine massive à ses côtés pour favoriser un changement de régime en Syrie, elle se heurte au refus de Barack Obama en mai 2013. Les accrocs se sont multipliés à mesure que les États-Unis renforçaient leur soutien aux Kurdes sous couvert de lutte contre le groupe EI. Dans la perception d’Ankara, c’est bien l’aide américaine aux forces kurdes de Syrie – toutes liées au PKK perçu comme une menace pour l’intégrité territoriale et l’unité nationale de la Turquie – qui a dans une large mesure conforté les ambitions kurdes. De leur côté, les États-Unis voyaient d’un mauvais œil l’attitude complaisante des Turcs à l’égard de l’EI (une attitude s’expliquant par le fait que, aux yeux des Turcs, les deux dangers principaux étaient les Kurdes et le régime de Damas, plus que les groupes djihadistes).

Pourtant en dépit d’une alliance tactique avec les forces kurdes, Washington tente de ménager les intérêts de son partenaire stratégique turc. À plusieurs reprises, les Kurdes sont abandonnés à leur sort : l’épisode de la bataille d’Afrine en 2018 en est une illustration éclatante.

Le soutien aux Kurdes demeure ainsi tributaire des priorités de l’agenda américain, qui évolue au gré du contexte. Après l’annonce, en décembre 2018, du retrait américain de Syrie, vécue comme une véritable trahison par les Kurdes, Trump réaménage sa décision, souscrivant au point de vue des néoconservateurs. La priorité donnée à l’objectif de l’affaiblissement de l’Iran conduit les États-Unis à utiliser à la fois les sanctions en tant que leviers de pressions politiques contre le régime iranien, et à recourir aux instruments de la guerre hybride à travers les opérations spéciales comme l’élimination du général iranien Soleimani, et le soutien aux minorités, notamment les Kurdes en Syrie.

Changement d’administration mais continuité de la politique américaine en Syrie

La nouvelle administration conforte certains principes directeurs de la politique syrienne de la précédente.

Pour traiter avec l’Iran, qui n’a cessé de renforcer sa présence militaire en Syrie, ses capacités balistiques et son soutien aux groupes qui lui sont organiquement liés comme le Hezbollah, il est devenu important pour Washington de réduire son potentiel de nuisance à l’échelle régionale. La stratégie de Ressources Denial privant d’accès le régime de Damas aux ressources du nord-est syrien crée un enjeu politique intérieur majeur, avec le risque d’une résurgence de la contestation, d’autant que l’économie syrienne est exsangue.

Mais cette approche est surtout conçue dans une logique de marchandage dans la perspective des négociations à venir avec l’Iran – bien que, pour l’instant, les conditions ne semblent pas réunies pour progresser dans la direction d’un retour à l’accord nucléaire.

Les deux options – discuter avec l’Iran et faire pression sur la Syrie – ne sont pas contradictoires mais devraient permettre à terme aux Américains de négocier en position de force en posant de nouvelles conditions. Il s’agit également d’un gage donné à Israël inquiet des perspectives d’un retour à l’accord sur le nucléaire et de la politique moyen-orientale de la nouvelle administration américaine.

Les récentes frappes américaines en Syrie en réponse aux attaques menées contre le personnel américain et de la coalition en Irak illustrent également cette volonté de l’administration Biden de ne pas séparer le cadre propre à la politique syrienne de celui, plus général, de la confrontation avec l’Iran, l’affaiblissement du rôle régional de ce dernier demeurant une priorité.

Un pari risqué pour les Kurdes

Quant aux Kurdes, s’ils s’enhardissent dans leurs prétentions territoriales en mettant à profit ce nouveau contexte, cette stratégie n’est pas sans conséquences.

D’un côté, l’engagement américain est loin d’être indéfectible et si l’équipe Biden voit aujourd’hui dans le facteur kurde un atout stratégique majeur, la configuration est susceptible d’évoluer au gré de la redéfinition des intérêts de Washington.

De l’autre, la gestion des ressources dans le nord-est de la Syrie est de plus en plus contestée par les populations arabes locales et réveille les antagonismes latents. Comme l’a rappelé, en janvier dernier, l’ex-ambassadeur américain en Syrie, Robert Stephen Ford dans un article pour Foreign Affairs :

« Les alliés kurdes syriens des États-Unis ont exacerbé les tensions régionales de longue date entre Arabes et Kurdes. Parmi les communautés arabes en particulier, il existe une frustration généralisée face à la domination politique kurde – rendue possible par les États-Unis – et au contrôle kurde des champs pétrolifères locaux. Les résidents arabes protestent également contre la corruption administrative présumée des FDS, les opérations antiterroristes brutales et les pratiques de conscription. Pour leur part, les forces kurdes ont commis des attentats à la voiture piégée contre des villes arabes sous contrôle militaire turc. Dans un tel environnement, chargé de tensions ethniques et de conflits tribaux, l’État islamique peut opérer avec l’acceptation tacite des communautés locales et recruter dans leurs rangs. »

Sans le soutien américain, les Kurdes ne pourraient assumer cette politique de plus en plus affirmée de revendication territoriale. Mais en faisant le pari exclusif de Washington pour parvenir à former une entité territoriale enclavée dans le nord-est de la Syrie, ils courent le risque, cette fois, d’un conflit ethnique.


Lina Kennouche, Doctorante en géopolitique, Université de Lorraine

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