Le mardi 4 juin 2019, la 2e édition du forum mondial Normandie pour la Paix s'est lancée par un discours d'ouverture du Docteur Denis Mukwege, Prix Nobel de la Paix 2018.

En pareil moment, j’aurais bien souhaité être avec Nadia Murad, une femme yézidie, survivante de violences sexuelles, qui m’impressionne beaucoup, puisqu’une façon de faire la paix, c’est aussi rompre le silence. J’avais discuté avec elle avant de venir, malheureusement, elle est un peu fatiguée, trop sollicitée, mais ça aurait été vraiment un plaisir d’être avec elle ici.

Monsieur le Président de la Région Normandie et de Régions de France, chers soldats vétérans de la Seconde Guerre mondiale, chers lauréats de Prix Nobel de la Paix, chers étudiants, Mesdames, Messieurs, amis de la paix et de la liberté, je remercie la Région Normandie de m’inviter à prendre la parole dans ce superbe environnement de l’Abbaye du XIème siècle, pour la deuxième édition du Forum mondial Normandie pour la Paix, sous le signe des Faiseurs de Paix, en cette veille du 75ème anniversaire du Débarquement du 6 juin 1944, et de la Bataille de Normandie.

Nous saluons d’abord avec respect la mémoire de ceux qui sont morts pour la liberté et la paix, ceux qui ont fait le sacrifice de leur vie pour mettre fin à la violence, au barbarisme et au totalitarisme, ceux qui ont libéré l’Europe.

Nous présentons nos hommages aux vétérans qui sont présents ici, aujourd’hui. Vous avez participé aux côtés de ceux qui ne sont plus, à tourner l’une des pages les plus sombres de l’histoire de l’humanité. Vous avez contribué à léguer à vos enfants l’espoir d’un monde meilleur, un monde basé sur le respect de la liberté et de la dignité proclamé dans la Déclaration universelle des droits de l’Homme, un monde fondé sur les relations amicales entre États, le multilatéralisme et le principe de l’interdiction du recours à la force, qui est à la base du système de sécurité collective inscrit dans la Charte des Nations Unies, un monde basé sur la justice pénale internationale, dont la genèse a débuté à Nuremberg, à Tokyo, et trouve aujourd’hui sa forme la plus achevée avec la Cour pénale internationale.

Amis de la paix, ceux qui sont morts sur les plages
de Normandie ont légué un message simple et
clair aux survivants, à nous et à la communauté
humaine : « plus jamais ça ».

Il nous incombe à tous de faire vivre cette injonction et d’assumer cette responsabilité, qui est intimement liée à la survie de l’espèce humaine.

Face à la misère de la guerre, au deuil de millions de morts n’ayant épargné aucune famille, aucune nation, la solution est passée par la mise en commun de la production du charbon et de l’acier, ressources indispensables à la production des armes. Le projet européen est né de cet impératif : dire non à la guerre et créer des liens sans cesse plus étroits entre les ennemis d’hier pour construire ensemble une paix et une prospérité partagées.

Ces morts, que nous allons honorer demain, ont permis aux Européens de vivre soixantequinze ans de paix et de prospérité. L’Union européenne est devenue le modèle d’intégration régionale le plus avancé et le plus envié du monde.

Il y a vingt ans, la chute du Mur de Berlin nous laissait croire que l’ère du totalitarisme était reléguée aux mauvais souvenirs de l’histoire et que nous avions compris la nécessité du vivre ensemble, les priorités étant de créer des ponts entre les individus à la place de murs, d’aller à la rencontre des cultures et de renforcer les liens entre les nations pour trouver les solutions ensemble aux problèmes qui nous concernent tous, de relever les grands défis auxquels le monde moderne doit faire face, notamment la lutte contre la pauvreté, le changement climatique et la protection de l’environnement, le terrorisme et les nouvellesformes de conflit, ainsi que la gestion des migrations.

Mesdames et Messieurs, alors que l’interdépendance entre les peuples n’a jamais été aussi grande dans l’histoire de l’humanité, le multilatéralisme est aujourd’hui mis à rude épreuve par la tentation de repli. Avec le Brexit et le résultat des dernières élections européennes, nous constatons que les acquis si chèrement gagnés sont menacés. Ce qui semblait solide apparaît désormais comme fragile.

Avec effroi, nous assistons en ce début du XXIème siècle à des régressions face à nos droits, à nos libertés fondamentales, aux discriminations et au rejet de l’autre.

Le vivre en parallèle ne cesse de prendre le pas sur le vivre ensemble et le projet d’une paix perpétuelle rêvé par Emmanuel Kant est toujours loin d’être réalisé par la résurgence des passions amères du nationalisme, de l’antisémitisme, du fondamentalisme religieux et du populisme.

L’autre, l’étranger, celle ou celui qui est différent sont pointés du doigt comme étant la source des problèmes. Les paroles de haine mènent à des agressions racistes et sexistes. Les idées extrémistes tendent à se banaliser dans la société et dans les discours politiques de nombreux pays, au point d’être parfois reprises même par des partis considérés jusque-là comme des partis démocratiques. Les droits de l’Homme et le droit international humanitaire sont bafoués quotidiennement, et ceci dans tous les continents.

Le Débarquement sur les plages de Normandie rappelle ce contraste frappant entre ceux qui sont venus de loin pour sauver l’Europe, afin qu’elle regagne sa liberté et la paix, et ceux dont les corps sont retrouvés sur les plages après avoir fui la misère et la violence pour chercher la paix et la liberté en Europe. Ce sang versé par les combattants étrangers, ces héros de la liberté morts sur le sol européen, doit appeler à plus de solidarité et de fraternité entre des peuples d’horizons différents.

Pour faire face aux migrations, il faut avant tout éviter que l’Europe et le monde occidental ne soit le seul oasis de paix et de prospérité, entouré par des foyers de conflit et de misère. Notre responsabilité collective doit nous amener à créer les conditions nécessaires pour éviter à la source les guerres et les injustices qui acculent les réfugiés et les migrants à vouloir survivre ailleurs. En diminuant cette pression migratoire, nous briserons le narratif qui fait monter le populisme et ces politiques de rejet et d’exclusion dans les pays les plus privilégiés.

Cet impératif est d’autant plus criant que les prochaines vagues migratoires seront liées plutôt au changement climatique qui nous affectera tous. Une fois de plus, il n’y aura de solution que par le multilatéralisme, le partenariat et le partage de responsabilité à l’échelle tant individuelle que collective. 

Mesdames, Messieurs, la tendance actuelle au repli sur soi, qui va de pair avec l’essor de politiques liberticides, nous invite à faire un constat.

Il est impératif de réaffirmer aujourd’hui les acquis d’hier pour les consolider demain.

L’histoire nous a enseigné qu’il ne faut pas répéter les erreurs du passé et que le pire n’est pas toujours loin du meilleur. Nous devons ouvrir les yeux, nous devons sortir de cet état d’anesthésie dans lequel nous semblons plonger sans réagir.

La nécessité de trouver des solutions globales nous amènera à réformer notre système de sécurité collective, qui est peut-être miné par une mauvaise interprétation du principe de la souveraineté nationale. De plus, l’application du principe du « deux poids, deux mesures » dans les relations internationales, fruit de tant de frustrations, a trop souvent alimenté le conflit, intimement lié à l’utilisation du droit de veto par les membres permanents du Conseil de sécurité des Nations Unies, qui sont aussi tous des puissances nucléaires, mais, malheureusement, nient leur responsabilité de protéger les peuples en danger quand leurs intérêts géostratégiques et économiques sont en jeu.

Mesdames et Messieurs, permettez-moi de partager la situation de mon pays. Depuis plus de vingt ans, en République démocratique du Congo, nous vivons les conséquences d’un conflit bassement économique dont l’objet est l’accaparement des ressources minières nécessaires au progrès technologique à bas prix. Pour que nous ayons des téléphones mobiles ou des ordinateurs portables, il nous faut du coltan, qu’on trouve dans les régions du Kivu, là d’où je viens.

Ce conflit a occasionné six millions de morts, quatre millions de réfugiés et de déplacés internes, et des centaines de milliers de femmes violées qui continuent à affluer jusqu’à ce jour à l’hôpital de Panzi, là où je travaille. Tous les rapports des Nations Unies sur les graves violations des droits humains et du droit humanitaire sont restés sans suite. Ces rapports sont dans des tiroirs à New York, tout simplement pour préserver ce chaos organisé bénéficiant aux entreprises pratiquant des politiques mafieuses et criminelles.

Certaines de mes patientes victimes de cette barbarie arrivent dans des états limites, a priori sans espoir. Mes yeux de médecin ont vu ce qu’aucun chirurgien ne devrait voir. Pourtant, après quelques semaines ou mois de traitement, de prise en charge et d’encadrement, d’assistance holistique que nous prodiguons à nos patientes, elles transforment leur souffrance en force.

Certaines sont devenues aujourd’hui anesthésistes. Cela m’a toujours surpris, parce que je pensais que ces patientes, une fois guéries, allaient tout simplement essayer d’aller le plus loin. Celles qui choisissent d’être anesthésistes le font car elles ne peuvent pas supporter que d’autres traversent la douleur qu’elles avaient vécue. D’autres sont devenus avocates, car elles n’acceptaient pas le climat d’impunité dont bénéficiaient leurs bourreaux. D’autres sont devenues assistantes sociales, pour venir en aide aux plus démunis. D’autres sont devenues enseignantes, car elles voulaient léguer un monde meilleur à leurs enfants.

Toutes ces femmes qui ont tant souffert dans leur corps, dans leur âme, dans leur esprit, demandent aujourd’hui que justice soit rendue.

Trop souvent, les femmes sont présentées comme des victimes de la violence décidée entre les hommes. Pourtant, les survivantes transforment leur souffrance en pouvoir et il est plus que temps de faire participer pleinement les femmes aux efforts de consolidation de la paix et de notre société.

Mieux que quiconque, les femmes savent ce qui est bon et nécessaire pour leurs enfants et pour le bien-être de leur communauté. La société ne peut plus se permettre d’exclure la moitié des voix de l’humanité sur la table des négociations. Pour cette raison, nous aspirons à voir les femmes pleinement associées aux partenariats pour la gestion de crise et la résolution de conflits, car il n’y aura pas de paix durable sans la participation des femmes.

Mesdames, Messieurs, quand on n’a ni la paix, ni la liberté, ni la justice, ni la démocratie, comme dans mon pays, alors, on mesure pleinement leur valeur et on n’a d’autre choix que de se battre chaque jour pour y parvenir, pour léguer un autre monde à nos enfants, un monde meilleur, débarrassé de la violence et de l’injustice. Vous, qui vivez un quotidien fait de paix et de démocratie, travaillez chaque jour pour les préserver et les nourrir ! N’attendez pas de le perdre pour vous investir à les récupérer !

Chaque jour, mon personnel et moi-même sommes exposés à la plus grande souffrance humaine, mais nous transformons la douleur en force et nous répondons à la violence par l’amour. Chaque jour, nous nous battons pour la dignité humaine des victimes de violences sexuelles et de la barbarie humaine. Chaque jour, nous prenons conscience de la vie et nous semons les graines de lendemains meilleurs.