Ecrit par Mohammed Girma, Research associate, University of Pretoria.
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons
 

Abiy Ahmed, le premier ministre de l’Éthiopie, vient de recevoir le 100e Prix Nobel de la Paix. Il est le premier Éthiopien à obtenir cette distinction.

 

M. Ahmed est aussi la 12e personnalité africaine à obtenir le Nobel de la Paix. L’an dernier, la récompense avait été attribuée au gynécologue Denis Mukwege, originaire de la République démocratique du Congo. Les autres lauréats africains sont Albert Luthuli (1960), Anouar el-Sadate (1978), Desmond Tutu (1984), Nelson Mandela et Frederik de Klerk (1993), Kofi Annan (2001), Wangari Maathai (2004), Mohamed el-Baradei (2005), Leymah Gbowee et Ellen Johnson Sirleaf (2011). En 2015, le quartet du Dialogue national tunisien avait été distingué.

 

Le cabinet du premier ministre réagit sur Twitter à l’annonce du comité Nobel.

Le Prix Nobel de la Paix, l’un des cinq prix créés en 1895 selon les dernières volontés de l’industriel suédois Alfred Nobel, est attribué à la personnalité qui, au cours de l’année précédente, a

« le plus ou le mieux contribué au rapprochement des peuples, à la suppression ou à la réduction des armées permanentes, à la réunion ou à la propagation des congrès pacifistes ».

Dans son communiqué officiel, le comité déclare avoir choisi Abiy Ahmed pour saluer

« l’importance de ses actions en faveur de la réconciliation, de la solidarité et de la justice sociale. Le prix vise aussi à reconnaître les efforts de tous ceux qui ont œuvré pour la paix et la réconciliation en Éthiopie et dans les régions d’Afrique de l’Est et du Nord-Est […] [et ceux que M. Ahmed] a déployés pour parvenir à la paix et pour la coopération internationale, et tout particulièrement son initiative déterminante visant à résoudre le conflit frontalier avec l’Érythrée voisine ».

Mais qui est Abiy Ahmed ? Mérite-t-il cette reconnaissance internationale ? Quels sont les défis auxquels son pays est encore confronté ?

Dans son discours, la présidente du comité norvégien, Mme Berit Reiss-Andersen, a souligné que

« de nombreux défis restent à relever. Les conflits ethniques continuent de s’aggraver, et nous en avons vu des exemples préoccupants dans les mois et les semaines passés ».

Une arrivée au pouvoir inattendue

Il y a deux ans à peine, Abiy Ahmed était encore un quasi-inconnu. Début 2017, quelques vidéos YouTube dans lesquelles on le voyait aux côtés de plusieurs cadors lors d’un meeting politique ont commencé à circuler. Il est arrivé sur le devant de la scène avec un message simple mais fort, appelant au rassemblement.

À l’époque, il occupait déjà des fonctions politiques au niveau régional et ministériel mais il avait l’air différent, remarquablement sincère, et son approche détonnait. À une période où la nation éthiopienne semblait sur le point de se désintégrer, son message constituait un antidote à l’angoisse de la population face à la possibilité d’un conflit.

Contrairement aux politiciens éthiopiens des quatre décennies précédentes, son discours ne cherchait pas à imiter le marxisme à l’albanaise ou le maoïsme. Il ancrait son propos dans la culture et les sensibilités religieuses locales.

Des manœuvres délicates

Son extraordinaire ascension, ainsi que ses efforts pour engager l’Éthiopie sur une voie plus pacifique, sont remarquables compte tenu des tensions à l’œuvre et de la complexité du système politique du pays.

Le premier ministre s’est éloigné de la vieille garde décriée de son parti. Il a dû manœuvrer avec beaucoup de prudence pour ne pas s’aliéner les différentes factions de la coalition qui dirige l’Éthiopie depuis plus de trente ans, le Front démocratique révolutionnaire du peuple éthiopien (FDRPE). Les élites du FDRPE n’ont jamais toléré la dissidence. Elles ont été accusées à plusieurs reprises d’avoir violé les droits humains et fait emprisonner des journalistes qui avaient critiqué le régime.

Au lieu de démanteler le système existant, Abiy Ahmed a choisi de le réformer de l’intérieur.

Il lui a fallu un immense courage pour s’affranchir d’une puissante machine politique tout en continuant à faire partie du système. Mais il a su rester fidèle à ses valeurs et est même parvenu à promouvoir le concept de « medemer » (synergie et rassemblement) à l’intérieur du parti.

Une lueur d’espoir

Le premier ministre a hérité d’une nation en plein chaos politique. Au moment de son arrivée au pouvoir, des centaines de personnes avaient été tuées en trois ans de manifestations antigouvernementales.

Peu de temps après avoir succédé à Hailemariam Desalegn, en avril 2018, M. Ahmed a lancé un important programme de réformes. Il a fait libérer des prisonniers politiques, ainsi que des journalistes et des activistes qui avaient été incarcérés arbitrairement. Il a tendu la main aux dissidents.

Son message était le suivant : le pays devait triompher grâce à ses idées audacieuses, et non par la violence. Le nouveau dirigeant a aussi montré son intention de renforcer les institutions, en nommant par exemple l’opposant politique bien connu Birtukan Mideksa à la tête de la commission électorale.

M. Ahmed soutient également la cause des femmes, y compris leur implication en politique. Il a nommé des femmes aux fonctions de présidente, de juge en chef de la Cour suprême et de porte-parole. La moitié des membres de son cabinet sont des femmes.

Diplomatie internationale

Toutefois, c’est sans conteste en matière de diplomatie internationale que le nouveau lauréat du Nobel a remporté ses plus grandes victoires. L’Éthiopie et l’Érythrée voisine partagent une culture, une langue et des modes de vie communs. Pourtant, les deux pays se sont combattus pendant des décennies, générant d’immenses souffrances pour les populations des zones frontalières, y compris au sein même des familles, déchirées par les affrontements.

M. Ahmed a mis un terme au conflit avec l’Érythrée. Un traité officiel a ouvert une nouvelle ère de paix, d’amitié et de coopération systématique. Malgré tout, il reste encore beaucoup de choses à régler.

Le premier ministre a aussi joué un rôle politique crucial à l’échelle régionale. Son intervention a été essentielle pour convaincre les dirigeants du Soudan et du Soudan du Sud de s’asseoir à la table des négociations, et il a aidé le Kenya et la Somalie à régler un conflit maritime.

La popularité d’Abiy Ahmed dans cette région du monde et à l’international est clairement perceptible lorsqu’il voyage. Il est souvent accueilli en rock star plutôt qu’en chef de gouvernement. Néanmoins, maintenir cette image positive dans son propre pays s’avère compliqué.

Les défis à venir

Le Prix Nobel est une façon de reconnaître le travail accompli par le dirigeant éthiopien ces deux dernières années. Cette distinction ne garantit pas pour autant son succès futur.

Prenons le cas d’Aung San Suu kyi au Myanmar. Après avoir subi de longues années d’assignation à résidence et échappé à une tentative d’assassinat fomentée par la junte militaire au pouvoir, elle a reçu le Prix Nobel de la Paix en 1991. Mais le regard porté sur elle a changé quand son parti a remporté les élections nationales. Sa formation est aujourd’hui accusée d’avoir perpétré ce que le Haut Commissaire des Nations unies aux droits de l’homme a qualifié de « cas d’école d’épuration ethnique » à l’encontre des musulmans rohingyas.

Il reste un grand nombre de problèmes préoccupants à résoudre en Éthiopie, et les élections prévues l’an prochain vont susciter des tensions. Abiy Ahmed a beaucoup d’ennemis, dont des agitateurs qui cherchent à utiliser les fractures ethniques pour servir leurs visées politiques, d’influents militants ethno-nationalistes qui ont intérêt à diviser la population et des opportunistes qui ne voient la politique que comme un moyen de s’enrichir. Tous œuvrent sans relâche à exploiter la situation fragile du pays. Dans ce contexte tendu, le premier ministre doit au minimum faire en sorte de garantir la sécurité des citoyens.

De mon point de vue, M. Ahmed devrait considérer ce prix Nobel comme la reconnaissance de ce qu’il a déjà accompli, et comme le symbole d’un contrat moral par lequel il s’engage à continuer de défendre l’égalité, la justice et une unité durable en Éthiopie.


Traduit de l’anglais par Iris Le Guinio pour Fast ForWord.The Conversation

Mohammed Girma, Research associate, University of Pretoria

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.