
Carole Grimaud, Aix-Marseille Université (AMU)
Une enquête confirme que les jeunes se détournent de plus en plus des médias traditionnels et s’informent plus volontiers sur les réseaux sociaux, ce qui les rend plus perméables à des opérations de désinformation qui les ciblent spécifiquement.
Depuis le printemps 2022, plusieurs milliers d’influenceurs européens, dont des Français, auraient été approchés et, pour certains, payés pour diffuser des contenus favorables à la propagande menée par le Kremlin.
Les comptes de ces influenceurs sur TikTok ou Instagram n’avaient pas pour sujet la politique et encore moins la géopolitique. Pourtant, ce sont bien ces comptes, souvent humoristiques, suivis par de nombreux abonnés qui ont été visés pour y propager une « information » sortie de son contexte.
Pour comprendre la stratégie à long terme à l’œuvre derrière cette opération, il convient de se pencher sur les études de la réception et de l’interprétation des informations, particulièrement celles liées à la Russie. Le sujet, jusqu’ici inexploré, s’inscrit dans le cadre d’une thèse en cours dont la première recherche par l’auteure, faite auprès des jeunes, peut offrir quelques pistes de réflexion.
La résistance au consensus formé par les médias
Au sein d’une société ou d’un groupe, pour établir si quelque chose est vrai ou faux, et en particulier dans une situation incertaine telle que le retour de la guerre en Europe, il est nécessaire de construire de nouvelles normes, acceptées et partagées au sein du groupe, formant ainsi un consensus. Le port du masque pendant la pandémie de Covid-19 offre un bon exemple en la matière. Face à une situation incertaine et inédite, le port du masque s’est imposé comme une première barrière de protection face au virus, après un consensus formé par les médecins qui s’est peu à peu établi comme une nouvelle norme, acceptée et partagée au sein de la majeure partie de la population.
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Mais la validité de l’opinion du groupe est sous-tendue par le sentiment d’appartenance à une même collectivité, qui agit donc comme un cadre de référence dans l’établissement puis l’adhésion à ces nouvelles normes, et l’on se souvient de certaines résistances au port du masque puis au rejet de la vaccination par une partie de l’opinion. La communication médiatique, en tant qu’outil, participe à la construction des représentations dans la diffusion d’une « pensée sociale » selon ces normes, telle que définie par Serge Moscovici.
Face à l’événement incertain et inédit qu’a constitué le début de la guerre en Ukraine, les médias ont effectué un travail collectif d’interprétation afin de constituer une réalité partagée en mobilisant certaines représentations sociales communes de l’histoire, notamment celles liées aux deux Guerres mondiales, la mémoire collective ou l’imaginaire social autour du sujet de la guerre – autant d’éléments centraux faisant l’objet d’un consensus au sein de notre société.
Notre recherche, portant sur la perception et l’interprétation des informations, auprès d’une quinzaine d’étudiants interrogés, âgés de 18 à 26 ans, tous francophones et inscrits dans un établissement d’enseignement supérieur en France, montre une tendance parmi ceux-ci à ne pas partager un sentiment d’appartenance à une collectivité : les éléments centraux mobilisés par les médias et cités précédemment ne font pas tous l’objet d’un consensus parmi eux.
S’ils partagent certaines représentations liées aux deux Guerres mondiales – les images des tranchées dans le Donbass évoquent celles de 1914-1918, par exemple –, ils sont peu nombreux à s’identifier davantage à un groupe même lorsque la mémoire collective est mobilisée par les médias. Seuls 40 % d’entre eux adoptent l’interprétation des informations liées à la Russie par le groupe, lorsqu’ils expriment une identification à ce groupe, qu’il soit leur groupe d’amis, leur famille, leur communauté associative, etc. Or cette mémoire collective contribue à renforcer la solidarité entre individus en nourrissant une identité commune. Si les représentations partagées liées à l’histoire forment un consensus parmi les étudiants, et principalement ceux ayant suivi une éducation de premier et deuxième cycle en France, les représentations de la Russie sont, elles, bien moins consensuelles. Pour 40 % des étudiants interrogés, durant la première année de la guerre, la Russie se défend contre l’Ukraine.
À cela s’ajoute le lien médias-incertitude révélé dans l’interprétation des informations sur la guerre, lorsque les difficultés à distinguer le vrai du faux sont exprimées, et la méfiance à l’égard des médias, plus de la moitié des jeunes interrogés considérant que l’information diffusée dans les médias francophones est biaisée, orientée en faveur du camp ukrainien ou ne présentant pas suffisamment de nuances.
S’opère alors, pour la majorité d’entre eux, un déplacement vers d’autres sources, digitales et non institutionnelles : les réseaux sociaux. Plus qu’un outil de communication, les réseaux sociaux, avec leur large offre d’informations digitales, rendent plus facile une exposition sélective des informations et contribuent à développer, maintenir ou renforcer les identités sociales. Si les jeunes interrogés s’informent principalement sur les réseaux X et Instagram, c’est qu’ils y trouvent davantage l’assurance de leur identité sociale, avec leurs codes et leurs standards.
Le psychologue Muzafer Sherif (1906-1988), bien avant l’ère digitale et son corollaire, le biais de confirmation, mettait déjà en évidence le fait que dans des situations incertaines, les personnes optaient pour les positions les plus à même de correspondre à leur définition de leur identité.
Les réseaux sociaux, un nouveau cadre de référence… sans cadre
Les réseaux sociaux, principale source d’information chez les jeunes interrogés, sont devenus pour eux des repères fiables dans un contexte anxiogène. C’est sur ces plates-formes que les jeunes constituent des groupes d’intérêts communs, et peuvent même établir une relation interpersonnelle avec des comptes privés qui deviennent à leurs yeux des références (par exemple les comptes de soldats se trouvant sur le front). Selon eux, cette information dite « brute » fournit une meilleure explication que celles proposées par les médias traditionnels, même s’ils sont nombreux à vérifier et recouper les informations. Selon le modèle de la spirale de renforcement (Slater, 2007 et 2015), l’explosion digitale et les réseaux sociaux offrent aujourd’hui le moyen principal de maintenir les identités personnelles et sociales.
Cela étant établi, il n’en reste pas moins que la lecture digitale a de nombreuses conséquences sur le traitement cognitif de l’information (le traitement heuristique de l’information soumis à des biais cognitifs) et sur les connaissances métacognitives, stockées en mémoire à long terme.
Des expériences ont montré que l’accès illimité à l’information peut produire une surestimation des capacités des personnes à trouver des informations digitales fiables, une surestimation des connaissances et une surestimation de soi dans ses capacités cognitives. Plus concrètement, les jeunes interrogés évoluent dans un « brouillard informationnel » où les sources d’informations et les connaissances liées à l’information se diluent. Dans ce contexte métacognitif complexe, un message de persuasion (propagande russe) faisant appel aux émotions – la peur d’une guerre nucléaire comme dans l’exemple des influenceurs payés cités au début de l’article – pourra être absorbé comme une connaissance au premier niveau du système métacognitif chez le récepteur, soit dans la mémoire à long terme, stable dans le temps et inconsciente.
L’image du virus dormant introduit dans un système informatique pourrait présenter une certaine analogie si ce processus ne représentait ni plus ni moins que celui de l’apprentissage chez l’humain. Un « apprentissage » d’autant plus pérenne qu’il s’adresse à de jeunes cerveaux, sur les réseaux sociaux.
Renforcer la résilience
Dans la lutte contre la désinformation, appeler à la vigilance est insuffisant. Un travail en profondeur est nécessaire afin de renforcer le sentiment d’appartenance à la collectivité chez les jeunes, dont le lien possible avec une vulnérabilité à la désinformation a été révélé dans cette recherche. Pour cela, l’accent mis sur le développement de l’esprit de défense est une très bonne chose, mais qui devrait être renforcé dans les programmes d’histoire des petites classes, sans avoir peur des mots « patriotisme » et « nationalisme » car l’identité européenne ne n’est pas construite sur une histoire commune.
Débusquer et dénoncer les campagnes de désinformation est essentiel, car l’absorption du message malveillant dans le processus métacognitif sera ainsi conscientisée. En revanche, le faire trois ans après peut réduire l’efficacité de cette prise de conscience.
L’éducation aux médias doit s’accompagner d’une éducation aux bonnes pratiques dans la sphère digitale : en connaître les effets sur les processus cognitifs et proposer des solutions concrètes, comme observer des pauses régulières dans la consultation digitale, décrypter les « pièges à émotions », par exemple. Enfin, renforcer la résilience passe par la sensibilisation des jeunes quant à leur rôle particulièrement important dans les stratégies de ciblage des campagnes de désinformation mise en place par une ou plusieurs puissances malveillantes.
Carole Grimaud, Chercheure Sciences de l'Information IMSIC, Aix-Marseille Université (AMU)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.