Article écrit par Franck Petiteville, Professeur de science politique, Sciences Po Grenoble
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons.

Guerre en Ukraine : le rôle des organisations internationales

Franck Petiteville, Sciences Po Grenoble

La guerre fait rage en Ukraine depuis plus de quatre mois. L’armée russe paraît en passe de contrôler un cinquième de la partie orientale du pays après la dévastation méthodique de ses villes par des bombardements massifs.

La violence de la bataille militaire, la souffrance infligée à la population ukrainienne, et l’ampleur de la destruction sur le terrain questionnent l’utilité des organisations internationales, qui paraissent démunies voire insignifiantes.

Au point que certains diagnostiquent l’ONU en état de « mort cérébrale » selon la célèbre formule utilisée par Emmanuel Macron sur l’OTAN.

Il faut pourtant y regarder de plus près.

La crise du Conseil de sécurité de l’ONU

Que le Conseil de sécurité de l’ONU soit en crise est peu discutable. Saisi dès le lendemain de l’invasion (25 février 2022) d’un projet de résolution visant à « déplorer l’agression » de l’Ukraine, il s’est d’emblée trouvé bloqué par un veto russe (la Chine et l’Inde s’abstenant). Certes, les représentants des États membres du Conseil de sécurité hostiles à l’intervention russe ne se sont pas privés de la condamner fermement et régulièrement depuis. Le président Zélensky a lui-même été associé par visioconférence à deux sessions du Conseil pour y témoigner des atrocités commises contre les civils ukrainiens.

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Pour le reste, la meilleure chose que le Conseil de sécurité a pu faire a été de transmettre le dossier à l’Assemblée générale de l’ONU par le vote du 27 février 2022 visant à convoquer une « session extraordinaire d’urgence » de l’Assemblée. Comme ce vote procédural ne permet pas l’exercice du veto, la Russie n’a pu le bloquer.

La paralysie du Conseil de sécurité de l’ONU sur la guerre en Ukraine est néanmoins grave car c’est la troisième fois en vingt ans que le Conseil est empêché de jouer son rôle face à des guerres majeures. En 2003, la guerre décidée par l’administration Bush contre l’Irak avait été lancée sans soutien du Conseil de sécurité en raison de l’opposition annoncée de la France, de la Russie et de la Chine. Le Conseil de sécurité a également été empêché d’agir pendant les dix ans de guerre en Syrie (2011-2020) par 16 vetos russes. Le Kremlin, déjà, combinait l’écrasement sous les bombes des villes syriennes rebelles et une obstruction systématique au Conseil de sécurité à l’encontre de tous les projets de résolutions susceptibles d’indisposer Bachar-Al-Assad et/ou de gêner sa propre intervention militaire à ses côtés.

Dire le droit, désigner l’agresseur, soutenir l’Ukraine

Mais le Conseil de sécurité de l’ONU ne représente pas toute l’Organisation, et encore moins l’ensemble des organisations internationales.

La saisine de l’Assemblée générale de l’ONU en « session extraordinaire d’urgence » a réactivé « la jurisprudence Acheson » : la mobilisation de l’Assemblée pour pallier le blocage du Conseil de sécurité, qui remonte au précédent créé en 1950 à l’initiative du Secrétaire d’État américain, Dean Acheson, au début de la guerre du Corée. Utilisée à dix reprises seulement depuis 1950, cette convocation de l’Assemblée générale trois jours après l’invasion de l’Ukraine traduit bien la gravité de la crise.

Dès le 2 mars, l’Assemblée adopte une résolution intitulée « Agression contre l’Ukraine » par 141 voix pour (soit près des ¾ des États membres de l’ONU), 35 abstentions, et 5 votes contre. La Russie, qui a évidemment voté contre, n’a été soutenue que par un quarteron des pires dictatures du monde (Biélorussie, Érythrée, Syrie, Corée du Nord). Parmi les abstentionnistes issus essentiellement des pays du Sud, figurent notamment la Chine et l’Inde.

La mobilisation de l’Assemblée générale de l’ONU se poursuit à mesure que les preuves d’exactions contre les civils ukrainiens s’accumulent. Dans une nouvelle résolution adoptée le 24 mars avec encore 140 voix, elle « condamne fermement les attaques aveugles et disproportionnées, y compris les bombardements frappant sans discrimination ».

De son côté, le Conseil des droits de l’homme de l’ONU (47 États élus par l’Assemblée générale pour un mandat de 3 ans) se mobilise également rapidement. Dès le 4 mars, il adopte une résolution dans laquelle il « déplore les souffrances du peuple d’Ukraine » et « condamne dans les termes les plus forts possibles les violations du droit international humanitaire résultant de l’agression de l’Ukraine ». Le 12 mai, il « condamne fermement » les attaques dirigées contre « des zones résidentielles, des écoles, des jardins d’enfants et des installations médicales », le recours aux bombes à sous-munitions, les « actes de torture », les « exécutions arbitraires et extrajudiciaires », les « disparitions forcées », les « violences sexuelles », les « transferts forcés de population et les violations et atteintes commises contre des enfants ».

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D’autres organisations internationales s’associent à la réprobation de la guerre. A l’OMS, par exemple, l’Assemblée mondiale de la Santé adopte, le 26 mai, une résolution condamnant « avec la plus grande fermeté » l’invasion de l’Ukraine et, en particulier, les attaques très nombreuses contre ses infrastructures de santé (plus de 250 en trois mois de conflit).

L’Union européenne (UE), enfin, joue un rôle essentiel dans le soutien à l’Ukraine et la condamnation de l’offensive russe. L’initiative de solidarité européenne la plus importante est le soutien apporté à la candidature de l’Ukraine à l’UE. En visite à Kiev le 8 avril, Ursula von der Leyen et Josep Borrell transmettent au président Zélensky un document formalisant la demande d’adhésion de l’Ukraine à l’UE. Le 23 juin, le Conseil européen accorde officiellement à l’Ukraine le statut de candidat à l’adhésion à l’UE. A contrario, les représentants de l’UE dénoncent régulièrement les violences de l’armée russe. A Tokyo, le 12 mai, Ursula von der Leyen déclare que la Russie de Poutine représente la « menace la plus directe pour l’ordre international ».

Documenter les crimes et sanctionner la Russie

Du fait de la mobilisation de plusieurs organisations internationales, la guerre en Ukraine apparaît comme l’un des conflits contemporains où la traque des crimes de guerre se fait quasiment en temps réel. Le 1er avril, le Conseil des droits de l’homme de l’ONU institue ainsi une Commission d’enquête avec pour mandat de mener des investigations sur les violations des droits humains et du droit international humanitaire commis en Ukraine.

De son côté, le Procureur de la Cour pénale internationale (CPI), Karim Khan, ouvre le 2 mars 2022 une enquête au nom de la Cour. L’Ukraine a accepté la compétence de la Cour pour les allégations de crimes commis sur son territoire depuis 2014. En visite à Boutcha le 13 avril 2022, Karim Khan déclare que « l’Ukraine est une scène de crime ». Le 14 mai, il annonce l’envoi de 42 enquêteurs en Ukraine.

L’association des organisations internationales aux sanctions contre la Russie prend des formes multiples. La sanction la plus immédiate consiste à exclure Moscou d’un certain nombre d’enceintes. Le 7 avril, l’Assemblée générale de l’ONU décide ainsi de suspendre la Russie du Conseil des droits de l’homme. Le seul précédent d’une suspension d’un État au Conseil des droits de l’homme de l’ONU est celui la Libye de Kadhafi en 2011. A l’échelle régionale, le Comité des ministres du Conseil de l’Europe (organisation paneuropéenne de 47 États dont la Russie était membre depuis 1996) prend également des mesures de rétorsion à l’égard de la Russie, suspendue dès le 25 février, puis exclue de l’organisation le 16 mars.

De son côté, l’Union européenne adopte une série de sanctions multiformes contre la Russie, étendues à six reprises depuis le début du conflit.

Dissuader de futures agressions ?

La seule organisation capable d’exercer un pouvoir de dissuasion sur la Russie est l’OTAN. Après des années d’enlisement en Afghanistan et un désinvestissement tendanciel des États-Unis dans la sécurité de l’Europe, la guerre en Ukraine relance l’OTAN à grande échelle : activation de sa force de réaction rapide, mise en état d’alerte de 300 000 hommes, transferts de troupes sur son flanc oriental, retour de troupes américaines en Europe à hauteur de 100 000 hommes (contre 64 000 en 2020), aide militaire à l’Ukraine.

Par ailleurs, le 18 mai, la Suède et la Finlande, deux États historiquement neutres, déposent des demandes d’adhésion. Les objections formulées un temps par Erdogan, au motif que les deux États nordiques ne coopèrent pas avec Ankara dans la lutte contre les combattants kurdes du PKK, sont levées lors du sommet de Madrid de l’OTAN (28-30 juin). L’adhésion effective des deux pays nordiques reste toutefois conditionnée à la ratification des 30 États membres actuels de l’OTAN, Turquie incluse.

Il aurait été dans les intérêts de Poutine que la guerre en Ukraine apparaisse aux yeux du monde comme une opération de maintien de l’ordre géopolitique local de la Russie dans sa « sphère d’influence » historique. Il n’en a rien été. La guerre est majoritairement perçue à l’ONU et en Europe comme une guerre d’agression contre un État souverain, semant la dévastation en Ukraine, déstabilisant l’ordre international, et dressant une liste de crimes de guerre chaque jour plus longue.

Les organisations internationales et européennes ont joué leur partition dans cette délégitimation collective de l’invasion de l’Ukraine, en qualifiant l’agression et en témoignant, pour l’avenir et pour la justice internationale, de l’ampleur des violences infligées à la population ukrainienne. L’ordre européen en sort également bouleversé : l’Union européenne et l’OTAN ont fait preuve, dans l’ensemble, d’une mobilisation sans précédent pour faire face à l’impérialisme de la Russie de Poutine.The Conversation

Franck Petiteville, Professeur de science politique, Sciences Po Grenoble

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