Ecrit par Katsiaryna Zhuk, Professeur en géopolitique et design informationnel, Grenoble École de Management (GEM)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons.

La Biélorussie, d’État pivot à nouveau rideau de fer en Europe ?

Katsiaryna Zhuk, Grenoble École de Management (GEM)

La frontière orientale de l’Union européenne et, tout particulièrement, sa partie qui sépare la Pologne, la Lettonie et la Lituanie de la Biélorussie évolue progressivement en un lieu de confrontation.

Depuis l’arrivée au pouvoir d’Alexandre Loukachenko en 1994, les tensions ont été constantes entre l’UE et le régime de Minsk. Pour autant, la frontière était demeurée, bon an mal an, une fenêtre d’ouverture. Aujourd’hui, elle semble se fermer pour de bon. Trente-deux ans après la chute du mur de Berlin, trente ans après la disparition de l’Union soviétique, sommes-nous sur le point de voir émerger un nouveau rideau de fer en Europe ?

Des longues décennies de tensions…

Depuis 1994, les relations euro-biélorusses se caractérisent par d’incessantes vagues de mise à distance et de rapprochement.

Les tensions sont essentiellement liées à la confrontation de deux modèles opposés, démocratique et libéral du côté européen (bien que tout ne soit pas parfait à ce niveau), autocratique et interventionniste du côté biélorusse. Alexandre Loukachenko revendique lui-même ouvertement l’autoritarisme de son régime, tous les pouvoirs – exécutif, législatif et judiciaire – étant concentrés entre ses mains. En 27 ans, il a mis en œuvre un verrouillage flagrant du système politique avec, notamment, une mainmise sur la société civile dont témoignent entre autres les rapports successifs d’Amnesty International :

« Les médias, les ONG, les partis politiques et les rassemblements publics restaient soumis à des restrictions draconiennes imposées dans la loi. »

L’existence d’un tel régime à sa frontière orientale est une épreuve pour l’Union, qui se veut une puissance « douce » ou « smart power ». Elle se trouve devant un véritable casse-tête pour trouver des moyens de pression sur le régime biélorusse, une quête qui s’est révélée peu efficace à ce jour.

 

Le rapprochement, quant à lui, est souvent forcé et dicté en grande partie par des paramètres géographiques et historiques. Le positionnement de la Biélorussie sur le continent européen fait d’elle un État-pivot – une notion qui se trouve au cœur de la pensée géopolitique contemporaine depuis les écrits de H. J. Mackinder. L’actuel territoire de l’État biélorusse constitue, en effet, une zone tampon entre l’Union européenne et la Russie.

Cette situation de rencontre entre deux mondes se retrouve d’une part dans de nombreux caractères de la Biélorussie (son identité, ses références culturelles, la structure de ses échanges commerciaux). D’autre part, elle constitue le principal atout géopolitique d’Alexandre Loukachenko, comme on l’observe dans ses échanges aussi bien avec les Européens, qu’avec les Russes (par exemple lors des négociations relatives au transit du gaz russe sur le territoire biélorusse en 2006, et à plusieurs reprises depuis).

… à une crise sans précédent

Depuis un an, la Biélorussie est plongée dans une crise sans précédent dans l’histoire post-soviétique de ce pays.

La contestation populaire consécutive aux fraudes massives ayant marqué l’élection présidentielle du 9 août 2020 ; l’extrême violence des répressions dans les mois suivants ; l’interdiction de quitter le territoire national faite aux ressortissants biélorusses en décembre dernier ; l’exacerbation des tensions suite au déroutement en mai d’un vol commercial de la compagnie Ryanair afin d’arrêter un opposant au régime ; l’imposition de sanctions par l’Union européenne en juin ; le retrait de la Biélorussie du Partenariat oriental, également en juin ; et la récente vague de confrontation liée à l’afflux migratoire de ressortissants des pays du Moyen-Orient en Europe via la Biélorussie… L’année qui vient de s’écouler aura été particulièrement agitée dans ce pays communément qualifié de « dernière dictature d’Europe ».

Le constat est d’autant plus sombre que cette période a été également marquée par la secousse économique et sociale due au Covid-19 (contraction du PIB, inflation, chômage, endettement) qui a profondément impacté la société biélorusse.

D’une frontière-pont à une frontière-forteresse

Malgré les tensions récurrentes, la frontière euro-biélorusse, un tronçon de 1 209 kilomètres depuis le « grand élargissement » de l’UE aux pays d’Europe centrale et orientale en 2004, avait réussi à maintenir son rôle de pont entre les deux espaces concernés.

Désignée régulièrement sous la formule « rideau de Schengen », elle était « aussi loin d’un mur que la peau l’est d’un rideau étanche » (R.Debray), le mur interdisant le passage, la frontière le régulant.

Cette frontière n’était, en effet, ni opaque, ni hermétique. Des territorialités transfrontalières s’esquissaient dans l’action des acteurs non étatiques (la création des Eurorégions, l’activité de l’Association des Régions Frontalières d’Europe, etc.). Les migrations transfrontalières, les échanges universitaires et les projets de coopération transfrontalière contribuaient à sa perméabilité. Le rôle de la Pologne, de la Lettonie et de la Lituanie était également fondamental dans la création d’un espace d’interface et de contact avec la Biélorussie. En outre, cet espace était le théâtre de petits trafics frontaliers et d’une incessante circulation de marchandises dans un sens comme dans l’autre.

Aujourd’hui, la frontière anciennement si poreuse s’apparente de plus en plus à une nouvelle ligne de démarcation. Une clôture de barbelés a été érigée à la frontière entre la Lituanie et la Biélorussie et la ministre lituanienne de l’Intérieur Agne Bilotaite a annoncé la construction d’un véritable mur – une mesure très controversée, mais tout à fait légale puisque la Convention Schengen autorise à rétablir des contrôles en cas de crise. Ce nouveau rempart complèterait la liste des autres murs érigés pour faire obstacle à l’immigration illégale en Europe : les remparts de Ceuta et Melilla en Espagne, ceux de la Hongrie le long de la frontière avec la Serbie et de la Croatie, ceux de la Grèce et de la Bulgarie à leur frontière avec la Turquie, etc.

Dans le cas euro-biélorusse, la frontière-interface semble céder devant la frontière-barrière. Les moyens de dialogue politique paraissent épuisés. Bénéficiant du soutien de Kremlin, le régime de Loukachenko ne cesse de se durcir (arrestations des expertes indépendantes Tatiana Kouzina et Valéria Kostygova, des membres du Centre des droits humains Viasna, etc.) et de transgresser des limites qui semblaient invraisemblables il y a encore un an, comme dans l’épisode de l’avion détourné. Les moyens de pression européens semblent épuisés. En dehors de son territoire, l’Union dispose de peu de capacités coercitives, y compris dans son voisinage proche. Triste bilan et trajectoire post-soviétique singulière pour ce pays de presque dix millions d’habitants qui se retrouvent désormais plus coupés que jamais d’une vaste partie du continent européen…


Nous proposons cet article dans le cadre du Forum mondial Normandie pour la Paix organisé par la Région Normandie les 23 et 24 septembre 2022 et dont The Conversation France est partenaire. Pour en savoir plus, visiter le site du Forum mondial Normandie pour la Paix.The Conversation

Katsiaryna Zhuk, Professeur en géopolitique et design informationnel, Grenoble École de Management (GEM)

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