Article écrit par Jean-Paul Michel Larçon, Professeur émérite Stratégie et Business International, HEC Paris Business School
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons.

La guerre en Ukraine transforme la carte des routes commerciales Chine-Europe

Jean-Paul Michel Larçon, HEC Paris Business School

La guerre en Ukraine n’a pas seulement impacté les échanges de l’Europe avec la Russie. Elle a aussi largement redéfini les routes commerciales terrestres avec la Chine, modifiant les portes d’entrée des marchandises en Europe et incitant les entreprises à reconfigurer davantage leurs chaînes d’approvisionnement.

Avant le conflit qui éclaté fin février, 95 % du fret ferroviaire entre la Chine et l’Europe transitaient, par le corridor Nord du China-Europe Express, la route de la Soie ferroviaire reliant la Chine à l’Allemagne via le Kazakhstan, la Russie, la Biélorussie et la Pologne. À la suite des sanctions internationales contre la Russie et au risque de confiscation des marchandises transportées, les volumes de fret ferroviaire eurasiatique – constitués de PC et appareils électroniques, machines et pièces automobiles – ont baissé de 80 %.

Repenser les approvisionnements

Les entreprises doivent, en effet, réorganiser la logistique de leurs échanges Chine-Europe et repenser la carte de leurs approvisionnements. Choix radicaux ou adaptations prudentes, les options varient selon les entreprises.

L’enseigne française de distribution d’articles de sports Decathlon, présente en Chine avec plus de 300 magasins et un réseau de partenaires industriels, affrétait, depuis 2017, des trains complets porte-conteneurs (train block). Partant de Wuhan (Chine), ils arrivaient à Liège (Belgique) et alimentaient la plate-forme logistique multimodale de Dourges (Hauts-de-France). Ce trafic ferroviaire s’est interrompu après trois mois de guerre et l’entreprise est obligée de choisir entre la voie maritime et le transit par de nouvelles routes ferroviaires.

Le constructeur suédois Volvo Cars, qui appartient au groupe chinois Zhejiang Geely et dont les usines sont basées en Suède, en Belgique et en Chine, a choisi Gand en Belgique comme pièce maîtresse de sa logistique internationale. Les modèles fabriqués en Chine sont expédiés par trains complets jusqu’à Gand et les mêmes trains repartent en Chine avec les modèles produits en Europe. L’entreprise doit choisir aujourd’hui de nouvelles modalités de transport Chine-Europe et décider également de l’implantation de ses nouvelles usines de production de voitures électriques pour le marché européen.

Son homologue allemand BMW, pour qui la Chine constitue le plus grand marché, a cessé tout transport ferroviaire via la Russie depuis le début de la guerre. Les voitures produites en Allemagne sont transportées par train jusqu’au port de Bremerhaven (Allemagne) puis par bateau jusqu’en Chine. De même, Audi, dont les usines sont en Allemagne et en Hongrie, étudie les possibilités offertes par de nouvelles routes ferroviaires pour exporter sa production vers la Chine.

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Face à ces interrogations, transporteurs et logisticiens ouvrent aujourd’hui de nouvelles liaisons ferroviaires, notamment via le corridor central transcaspien (middle corridor). AP Moller – Maersk, la plus grande compagnie maritime au monde, a ainsi lancé, avec un premier train en avril 2022, un nouveau service ferroviaire entre la Chine et la Roumanie qui relie l’empire du Milieu et l’Europe en 40 jours. Les trains venant de Chine traversent le Kazakhstan depuis le hub de Khorgos jusqu’au port d’Aktau sur la mer Caspienne. Les marchandises sont ensuite transportées en barge jusqu’au port de Bakou en Azerbaïdjan pour se diriger vers le port de Poti en Géorgie puis celui de Constanta en Roumanie, le plus grand port de la mer Noire.

Rail Bridge Cargo, logisticien ferroviaire néerlandais, relie lui Zhengzhou (Chine) et Duisburg-Neuss (Allemagne) via le Kazakhstan, l’Azerbaïdjan et la Géorgie en 23-25 jours via une route multimodale. Enfin, Nurminem Logistics, logisticien finlandais et pionnier du corridor transcaspien, a lancé, en mai 2022, en coopération avec Kazakhstan Railways, son premier train de fret utilisant le corridor transcaspien.

Forces et faiblesses du corridor transcaspien

Le corridor transcaspien (Trans-Caspian International Transport Route ou TITR) a gagné en intérêt en tant que route ferroviaire alternative. Mais cette route est plus difficile à développer que la route Nord : elle passe par des pays de cultures et d’orientations géopolitiques très différentes comme les pays du Caucase, elle compte plus de ruptures de charge, et implique la traversée de deux mers : la mer Caspienne et la mer Noire.

International Association Trans-Caspian International Transport Route (TITR)

Dans les ports, les délais de transit sont rallongés en raison des lacunes de l’infrastructure de manutention des marchandises et de la taille modeste des terminaux. Il en résulte un temps de trajet plus long (30 jours au lieu de 20).

Pour l’heure, le corridor transcaspien n’est pas dimensionné pour un pont terrestre massif se substituant à la voie traditionnelle transitant par la Russie : il ne représente que 5 % de la capacité du corridor Nord. C’est pourquoi, en mars 2022, l’Azerbaïdjan, la Géorgie, le Kazakhstan et la Turquie ont signé une déclaration pour améliorer le potentiel de transport dans la région. La Turquie, qui a ouvert une liaison Bakou-Tbilissi-Kars dès 2017, apporte certes une contribution significative au trafic ferroviaire régional mais, dans l’ensemble, les volumes transportés restent inférieurs aux besoins.

Le développement des nouveaux corridors nécessite, en effet, d’importants investissements d’infrastructure ferroviaire et portuaire. L’Union européenne, avec le programme Transport Corridor Europe-Caucase-Asie (TRACECA), s’intéresse depuis 1993 au développement du corridor transcaspien. La Banque européenne pour la reconstruction et le développement (BERD) prévoit également d’investir plus de 100 millions d’euros dans Kazakhstan Railways (KTZ).

L’intérêt de l’UE pour les pays du Caucase et le corridor transcaspien est décuplé par la recherche de nouvelles sources de gaz et de produits dérivés du pétrole en provenance de l’Azerbaïdjan et d’Asie Centrale. Cette actualité, qui est un facteur favorable aux investissements sur la route transcaspienne, peut aussi être de nature à exacerber les rivalités et aiguiser les appétits des grands acteurs régionaux, en particulier la Russie et la Turquie. Ceci constitue un risque tant pour les investisseurs que pour les entreprises utilisatrices des services logistiques dans la région.

Dans ce contexte, une grande partie des entreprises tend à reporter le transport de leurs marchandises du ferroviaire au maritime bien que ce dernier se heurte encore à une saturation des ports dans le monde.

Le rôle clé de l’Europe orientale

Dans l’UE, la Bulgarie et la Roumanie sont bien placées pour bénéficier du développement des échanges via le corridor transcaspien. La liaison entre les ports de Poti en Géorgie et de Constanta en Roumanie fait l’objet de nouvelles solutions intermodales. Le transporteur Cosco Shipping Lines Romania étudie la possibilité de lancer un service de train de conteneurs entre Le Pirée (Grèce) et les terminaux roumains pour désencombrer le port de Constanta.

La Commission européenne a récemment approuvé l’allocation de 110 millions d’euros pour la modernisation d’un corridor ferroviaire en Bulgarie entre Sofia et la frontière serbe dans le cadre du réseau transeuropéen de transport (RTE-T).

La Grèce peut aussi bénéficier de la réallocation de trafic dans une logique alliant rail et mer. Le Pirée est déjà largement employé comme porte d’entrée des marchandises asiatiques en Europe. De nombreux groupes électroniques entreposent et distribuent vers l’Europe, le Moyen-Orient et l’Afrique à partir du Pirée, les marchandises venant d’Asie pouvant atteindre, en 25 ou 26 jours, la Hongrie ou la République tchèque où ils disposent de sites d’assemblage. La connexion du port grec au réseau ferroviaire européen reste, en effet, décisive pour le transport de biens en Europe du Sud-Est et Cosco contrôle le port depuis 2016.

Un pivotement vers la Turquie

Pour augmenter les possibilités d’acheminement, les entreprises doivent surtout repenser la localisation de leurs sites de production car elle détermine largement le choix des routes de transport. S’il est encore difficile de remplacer la Chine dans plusieurs secteurs, le confinement de villes comme Shanghai ou Shenzhen et les tensions croissantes entre Pékin et Washington conduisent les entreprises à prendre en compte plus avant le scénario d’un relatif découplage entre la Chine et l’Occident.

La réorientation des routes Asie-Europe avantage déjà largement les entreprises européennes qui ont des sites de production en Turquie ou en Europe centrale et orientale. En 2021, le géant suédois Ikea a transféré en Turquie une partie de sa production de meubles. En 2022, Volvo Cars a annoncé le choix de la Slovaquie pour la création de sa troisième usine en Europe. Boohoo, enseigne anglaise d’ultra-fast fashion, a décidé, au printemps dernier, de produire plus de vêtements en Turquie ainsi qu’au Maghreb.

L’intérêt de la Turquie en matière de connectivité Asie-Europe n’avait pas échappé à Cosco qui, dès 2015, avait pris le contrôle du troisième port turc de containers (Kumport) près d’Istanbul et assure des liaisons directes entre la mer Noire, la Turquie, la Grèce et Israël.

Finalement, la guerre en Ukraine, qui a porté un coup majeur au fret ferroviaire par la route Nord, favorise l’émergence d’axes de transport alternatifs. Elle invite aussi les entreprises à vite reconfigurer leurs chaînes d’approvisionnement. Elle déplace, enfin, la porte d’entrée des échanges commerciaux Chine-Europe de la frontière polono-biélorusse vers la Turquie.


Corinne Vadcar, Senior Trade Analyst, a participé à la rédaction de cet article.The Conversation

Jean-Paul Michel Larçon, Emeritus Professor Strategy and International Business, HEC Paris Business School

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.