Ecrit par Marianne Peron-Doise, Expert associé au Ceri, chargée du programme Sécurité maritime internationale à l'IRSEM, Sciences Po – USPC.
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons.

Le monde est devenu en quelques semaines la caisse de résonance d’un discours chinois post Covid-19 triomphaliste. Les enjeux politiques de l’amplification du succès de la campagne sanitaire chinoise et de l’aide internationale en dons d’équipement qui l’accompagne n’échappent à personne. Derrière la mise en avant d’un modèle sanitaire chinois efficace car coercitif, tel que présenté par la propagande du pays, se cache la promotion d’un système politique autoritaire estimé supérieur. Si cette nouvelle manipulation de l’information par Pékin est à remettre dans le contexte d’une rivalité sino-américaine exacerbée, elle tend à occulter les stratégies sanitaires efficaces mises en œuvre par les démocraties régionales, dont Taiwan, la Corée du Sud et le Japon, qui ont fait le choix de ne pas mettre leur pays à l’arrêt.

En combinant la libre circulation de sa population avec une prise en charge sans faille de sa santé et un dépistage systématique, la Corée du Sud s’est imposée mondialement comme une référence innovante, si bien qu’elle représente aujourd’hui un « anti-modèle » par rapport à la Chine et peut tendre une main secourable à l’allié américain. De son côté, la Corée du Nord, tout en proclamant être épargnée par le Covid-19, a lancé un appel à l’aide internationale.

La Corée du Sud au secours du « grand allié » américain

En Asie du Nord-Est, l’épidémie de coronavirus a mis au jour les dissensions de l’alliance de sécurité du Japon et de la Corée du Sud avec les États-Unis face à une situation pourtant présentée comme une « guerre » par Donald Trump. En dépit de la pandémie, les trois alliés restent engagés dans des discussions laborieuses concernant le coût de stationnement des forces américaines sur le territoire des deux pays asiatiques – un coût que le président américain souhaite substantiellement augmenter. Par ailleurs les relations entre Tokyo et Séoul, déjà tendues depuis l’été 2020 par la résurgence des questions mémorielles, connaissent un nouveau raidissement, Séoul s’insurgeant face aux restrictions mises à l’entrée de ses citoyens sur le territoire japonais.

Porté par le souci de contrebalancer la réécriture chinoise des événements, Donald Trump s’est lancé dans une guerre de mots avec Pékin, dénonçant sans nuance le « virus chinois » ou « virus de Wuhan ». Mais il a lui-même multiplié les déclarations les plus contradictoires sur la stratégie de lutte américaine, jetant un doute sur les capacités de son pays à y faire face. Il a fallu attendre fin mars pour qu’il réalise la gravité de la situation et demande l’aide de la Corée du Sud.

Celle-ci, forte de la reconnaissance procurée par les capacités de diagnostic de son système de gestion de la pandémie sur son territoire, s’est lancée dans une coopération sanitaire active. Son gouvernement a en effet tiré parti de l’expérience acquise lors de l’épidémie du MERS (syndrome respiratoire du Moyen-Orient) en 2015. Dès février, il a été en mesure de lancer la production à grande échelle de kits de dépistage et la fabrication industrielle de masques.

Une coopération sanitaire qui renforce la diplomatie de puissance moyenne sud-coréenne

Plus discrète que la « diplomatie du masque » pratiquée par la Chine, la politique sanitaire de la Corée du Sud à l’international a suscité l’intérêt d’un nombre croissant de pays, notamment à la suite de la présentation que le président Moon Jae-in en a faite lors de la visioconférence des pays du G20 du 26 mars dernier. Il a détaillé à cette occasion les trois préceptes de la méthode sud-coréenne – « Ouverture, transparence et démocratie » – qui, dans leur définition même, prennent le contre-pied de l’approche chinoise. L’expérience sud-coréenne s’appuie sur la volonté de circonvenir la propagation du virus par des dépistages systématiques et un suivi partagé au moyen des technologies numériques des personnes diagnostiquées positives au Covid-19.

C’est à la vue de l’exemple coréen que l’OMS a recommandé aux pays touchés de recourir à des campagnes de dépistage, d’isoler les personnes contaminées et de suivre les contacts que celles-ci ont pu avoir. Cette démarche a paru remporter l’adhésion de la population sud-coréenne, en raison notamment de la politique de communication ouverte pratiquée par les responsables sanitaires du pays. La situation n’a pas donné l’impression d’être sous-estimée, comme aux États-Unis ou en Chine.

Face aux sollicitations internationales et dans le souci de ne pas affaiblir ses capacités intérieures, la Corée du Sud a dans un premier temps choisi de privilégier les pays demandeurs avec qui elle coopère le plus étroitement, comme son partenaire américain, les Émirats arabes unis et l’Indonésie, porte d’entrée dans l’Asean.

Ainsi, alors qu’un grand nombre de masques chinois ont dû être retournés en raison de défauts de fabrication, la Corée du Sud exporte en masse ses kits de dépistage vers l’étranger. Plus d’une centaine de pays sont en attente. Plusieurs villes américaines ont ainsi signé des contrats d’approvisionnement. Los Angeles a acquis 20 000 kits pour 1,25 million de dollars. Les Émirats arabes unis en ont acheté 51 000. Des cargaisons ont été acheminées vers l’Europe, notamment l’Allemagne et la Pologne. Enfin, le président Moon s’est engagé à apporter une aide médicale d’urgence à l’Asean dans un cadre humanitaire bilatéral, mais aussi via le mécanisme Asean+3 aux côtés de la Chine et du Japon.

La Corée du Nord renvoyée aux fragilités de son système

À rebours de la politique de transparence et d’ouverture internationale pratiquée avec assurance par sa voisine du sud, la Corée du Nord a fermé ses frontières et s’est repliée sur elle-même depuis fin janvier 2020. Au plan militaire, le régime a tenté de donner le change en poursuivant une campagne de tirs de missiles balistiques de courte portée. Mais il masque difficilement ses inquiétudes devant la menace que fait peser le Covid-19 sur la stabilité du pays.

L’état du système de santé nord-coréen est mauvais. Beaucoup d’hôpitaux, hormis les hôpitaux militaires, ne peuvent fonctionner faute d’équipements et de médicaments. Le régime est conscient de ces carences et des dangers sanitaires et politiques qui en découlent ; aussi a-t-il fait appel à l’aide internationale en se tournant vers l’UNICEF, l’OMS, la Croix-Rouge et Médecins sans Frontières. Par ailleurs, il s’est lancé dans une inhabituelle campagne d’information sanitaire, expliquant à la population les dispositions à prendre pour prévenir la menace de pandémie.

Au-delà d’un système de santé défaillant, la Corée du Nord souffre d’une économie dont la fragilité systémique a été accentuée par le régime de sanctions mis en place par la communauté internationale depuis 2006. Jusqu’à présent, elle a pu partiellement y faire face grâce aux activités d’un secteur économique informel organisé autour d’entrepreneurs privés.

Dans un contexte perturbé par l’expansion de l’épidémie du Covid-19, cette population est exposée à être privée d’une partie de ses revenus et de son accès à des produits de première nécessité. Pour lutter contre la hausse du prix des denrées de base et d’inévitables trafics, le gouvernement a instauré un contrôle des prix renforcé. Dans sa quête de fonds dans un monde aux frontières fermées, il est à craindre qu’il développe ses activités criminelles, notamment en recourant à la cybercriminalité à des fins de captation financière.

La crainte régionale de l’écroulement du régime

Dans le passé et jusqu’à aujourd’hui, le régime nord-coréen a pu faire la preuve de ses capacités de résilience, notamment lors de l’épisode de grande famine du milieu des années 1990 qui aurait fait deux millions de morts sur une population d’environ 23 millions. On peut de plus supposer qu’engagés eux-mêmes dans la gestion d’une crise inédite frappant durement leur population et leurs économies, aucun des pays voisins de Pyongyang ne souhaitent faire face à l’écroulement de la Corée du Nord.

Contre toute attente, le pays bénéficie ainsi objectivement d’un soutien régional total, de peur d’une situation chaotique qui verrait la fuite d’une population contaminée hors des frontières nord-coréennes. Vu de l’extérieur, on peut même avoir le sentiment d’assister à une course à l’aide humanitaire, chacun tablant sur la vulnérabilité du régime pour l’inciter à s’ouvrir davantage. Séoul et Washington partagent ainsi l’espoir de reprendre un dialogue dans l’impasse depuis la rencontre entre Kim Jong‑un et Donald Trump à Hanoi en février 2019. Pour leur part, la Chine et la Russie ont jugé le moment propice afin d’obtenir un allègement des sanctions pesant sur Pyongyang. Les deux pays ont été parmi les premiers à acheminer des kits de dépistage, des masques et des médicaments tandis d’autres acteurs, dont la Croix-Rouge Internationale, doivent passer par un circuit d’exemptions de sanctions qui provoque des délais.

La Chine reprend la main sur Pyongyang

Mais si la pandémie a permis à la Corée du Sud de rééquilibrer sa relation avec les États-Unis, elle aura sans doute pour effet de renforcer la dépendance politico-économique de la Corée du Nord vis-à-vis de la Chine, dont Kim Jong‑un a tenté de s’affranchir en jouant la carte de négociations directes avec Donald Trump. Dans leur gestion de l’urgence sanitaire, les deux régimes disposent des mêmes armes coercitives : le recours à un appareil sécuritaire omniprésent et une propagande efficace visant à s’assurer d’un contrôle social suffisant de leur population.

Mais pour Pyongyang plus que pour Pékin, le danger réside sûrement avant tout dans les cercles proches du pouvoir. Face à la crise sanitaire, Kim Jong‑un a plus que jamais besoin du soutien des hauts responsables de l’appareil d’État – cadres supérieurs du Parti des travailleurs de Corée, haut commandement militaire et hauts fonctionnaires des services de sécurité – mais aussi de la classe d’entrepreneurs dont il a favorisé l’émergence.

Or le contrat social implicite passé avec cette élite civilo-militaire aux intérêts disparates réside dans le maintien de son style de vie et de ses possibilités de captation de certaines ressources du régime. Mais les perspectives de ces gains sont désormais sérieusement menacées. Kim Jong‑un a montré par le passé qu’il n’hésitait pas à frapper au plus haut niveau de l’appareil d’État comme l’a illustré l’exécution de son oncle et mentor Jang Song-thaek. Un train de purges n’est donc pas exclu à Pyongyang, ne serait-ce qu’à titre dissuasif…The Conversation

 

Marianne Peron-Doise, Expert associé au Ceri, chargée du programme Sécurité maritime internationale à l'IRSEM, Sciences Po – USPC

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