Ecrit par Olga Gille-Belova,Maître de conférences au Département d'Études slaves, Université Bordeaux Montaigne
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons.

Olga Gille-Belova, Université Bordeaux Montaigne

Plus d’un mois après le scrutin présidentiel contesté du 9 août 2020, la situation demeure incertaine sur l’issue de la crise politique en Biélorussie (une dénomination qui sera utilisée dans cet article car c’est celle retenue à ce jour par la diplomatie française, même si le terme Bélarus est de plus en plus employé, pour des raisons exposées notamment ici).

La mobilisation massive des citoyens s’est poursuivie en dépit de l’absence d’encadrement par un leader ou une force politique clairement identifiable qui aurait pu s’imposer à la tête du mouvement. Ce caractère protéiforme de l’opposition et la multitude de ses actions, parfois très originales, sont-ils une force ou une faiblesse ? Quelles ressources restent encore en possession de Loukachenko pour se maintenir au pouvoir, alors qu’il avait promis à plusieurs reprises de ne pas « s’agripper à son fauteuil présidentiel » ?

Une vaste mobilisation portée notamment par les femmes…

Le 10 août, l’annonce de l’improbable réélection d’Alexandre Loukachenko pour un sixième mandat avec 80 % des voix a suscité une forte mobilisation contestataire des citoyens indignés par l’ampleur des falsifications. La violence disproportionnée des forces de l’ordre face aux manifestations pacifiques – plus de 6 700 arrestations du 10 au 13 août – et la révélation ultérieure de traitements dégradants et de tortures infligés aux détenus ont profondément choqué la population biélorusse et la communauté internationale. Destinée à effrayer les mécontents et à étouffer dans l’œuf toutes les veillées contestataires, cette démonstration de force a eu l’effet inverse : elle a renforcé la mobilisation et incité l’opposition à multiplier les actions les plus diverses.

Dès le 12 août sont apparues les premières « chaînes de solidarité » formées de femmes vêtues de blanc, tenant des fleurs à la main, qui se postaient le long des rues et étaient acclamées par les klaxons des automobilistes. Cette mobilisation féminine représentait une réponse astucieuse à la violence du régime qui, dans les premiers jours, prenait majoritairement pour cibles les hommes. Il était éminemment plus difficile d’attribuer ouvertement à ces femmes pacifiques l’intention de provoquer ou d’agresser des représentants des forces de l’ordre lourdement armés.

Par la suite, la mobilisation des femmes s’est poursuivie sous d’autres formes plus libres et spontanées, par exemple des rassemblements sporadiques dans les différents lieux emblématiques de la capitale où les appels au départ de Loukachenko, à de nouvelles élections ou à la libération des prisonniers politiques se mélangeaient aux chants folkloriques ; ou encore des embrassades avec les policiers sur les barrages qui protégeaient les lieux de pouvoir, accompagnées d’invitations à baisser leurs boucliers et à rejoindre la contestation.

Ces manifestations ne sont pas organisées de façon coordonnée et centralisée : les lieux et les horaires des rassemblements, aussi bien à Minsk qu’en province, circulent via Telegram ou Facebook, et leur caractère éphémère rend difficile la répression systématique.

L’un des livres de l’écrivaine biélorusse Svetlana Alexievitch, prix Nobel de la littérature 2015, avait pour titre La guerre n’a pas un visage de femme et visait à réparer l’injustice de l’historiographie soviétique qui mettait en avant l’héroïsme des hommes lors de la Grande Guerre patriotique (Seconde Guerre mondiale) en minimisant largement la contribution essentielle des femmes à la victoire. En la paraphrasant, on pourrait dire que la contestation actuelle visant le régime autoritaire biélorusse a pris « un visage de femme » même si elle s’étend bien au-delà du « sexe faible » pour lequel le président Loukachenko n’a jamais caché son mépris.

… et les travailleurs

Autre aspect important du mouvement contestataire : les manifestations de divers groupes professionnels (les médecins, les enseignants, les artistes, les informaticiens, etc.). Les grèves des ouvriers qui ont touché différentes grandes entreprises industrielles biélorusses dès la mi-août ont particulièrement pris le régime au dépourvu, car, de même que les retraités et les ruraux, les ouvriers des entreprises publiques ont toujours été considérés comme le cœur de l’électorat fidèle à Loukachenko.

Début septembre, ce sont les étudiants qui ont pris le relais avec de multiples actions de contestation poussant Loukachenko à se lamenter sur « l’inefficacité de l’éducation patriotique ». De nombreux sportifs de haut niveau ont également fait part de leur soutien aux protestataires.

Parallèlement à ces multiples actions, ce sont les grandes manifestations du dimanche qui rassemblent toutes les générations et groupes socio-professionnels et qui se succèdent depuis le 16 août, réunissant entre 100 000 et 200 000 personnes dans la capitale, qui sont devenues la principale expression de la vivacité de la contestation.

Par ailleurs, le drapeau blanc-rouge-blanc s’est imposé comme le symbole de ce mouvement contestataire. Emblème de l’éphémère République populaire biélorusse (mars 1918-janvier 1919), il a été le drapeau national officiel de la Biélorussie indépendante entre 1991 et 1995, avant d’être remplacé par le drapeau rouge-vert actuel (qui fait référence à la période soviétique) à la suite du référendum organisé par Loukachenko le 14 mai 1995.

Le rôle du Conseil de coordination

Le « Conseil de coordination pour l’organisation du processus de la sortie de la crise politique » a été officiellement créé le 18 août avec pour objectif principal d’organiser une nouvelle élection présidentielle et garantir un transfert pacifique du pouvoir. Il vise également à obtenir la libération de tous les prisonniers politiques, à mettre fin à la répression et à traduire ses responsables devant la justice.

Le Conseil a été conçu comme une émanation de la société civile : chaque citoyen pouvait en principe postuler pour en faire partie. Au moment de l’annonce, il comptait une trentaine de membres. Vers la fin août, ils étaient plus de mille. Ses activités sont dirigées par un Présidium composé de sept membres dont la plupart ont été arrêtés ou expulsés du pays entre-temps.

Il est difficile d’évaluer l’efficacité de cette tentative de structuration et d’institutionnalisation du mouvement contestataire, car le Conseil est rapidement devenu la cible de la répression des autorités. Néanmoins, certains de ses membres, et en particulier Svetlana Tikhanovskaïa, accueillie en Lituanie, poursuivent leur action en dehors du pays. Cette dernière, adversaire de Loukachenko à la présidentielle d’août dernier et dont bon nombre d’observateurs estiment qu’elle a en réalité remporté l’élection dès le premier tour, s’est dite prête à devenir le « leader national ».

Après avoir été le symbole de la contestation au sein du pays, elle a cherché à jouer ce rôle auprès de la communauté internationale, intervenant auprès de différentes institutions telles que le Parlement européen le 25 août, le Conseil de sécurité de l’ONU le 4 septembre et l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe le 8 septembre. C’est son alliée Maria Kolesnikova qui, jusqu’à la rocambolesque tentative d’expulsion vers l’Ukraine dont elle a fait l’objet avant d’être arrêtée le 9 septembre, a largement relayé l’activité de Tikhanovskaïa dans le pays. Kolesnikova a par ailleurs annoncé, fin août, la création prochaine d’un nouveau parti politique devant donner une nouvelle impulsion à l’institutionnalisation du mouvement contestataire.

C’est toutefois le caractère multiforme et largement spontané de ce mouvement de contestation qui demeure son meilleur atout à l’intérieur du pays compte tenu de l’impossibilité de son institutionnalisation et de sa structuration dans des conditions de répression ciblée.

La pugnacité de Loukachenko

Quant à Alexandre Loukachenko, il a été dépassé par les événements dans la semaine qui a suivi sa réélection contestée.

Il semble avoir largement sous-estimé l’effondrement de sa popularité, et comptait essentiellement sur l’efficacité de l’ancienne recette : une rapide et violente répression des manifestants au soir et au lendemain de l’élection pour faire taire les mécontents. Une coupure totale d’Internet en l’absence de journalistes étrangers devait permettre de mener cette répression en toute discrétion pendant que les chaînes de télévision nationales diffusaient des messages de félicitations au président « facilement réélu » et saluaient les abondantes récoltes des paisibles campagnes biélorusses.

L’ampleur de la contestation et la large diffusion sur les réseaux sociaux d’images choquantes des violences policières ont mis ce plan à mal. La première apparition publique du président, la semaine suivante, a été un véritable fiasco : il s’est fait huer devant les caméras par les ouvriers d’une grande usine de Minsk. Déstabilisé, il a réagi avec un discours incohérent qui mêlait promesses de départ suivant un référendum constitutionnel et affirmations qu’il ne cèderait jamais le pouvoir.

Cette stratégie consistant à dire tout et son contraire a été appliquée par la suite sous une forme plus subtile : Loukachenko admettait être resté trop longtemps au pouvoir mais expliquait qu’il ne pouvait pas le quitter, car il était le seul garant de la stabilité d’un pays qui sombrerait inévitablement dans le chaos après son départ.

Dans le même temps, il a persisté à nier toute falsification des résultats de l’élection et à refuser toute négociation avec les opposants, tout en réanimant la théorie du complot. En revanche, il a fallu changer la source de la menace extérieure : ce n’était plus la Russie comme pendant la campagne électorale mais les troupes de l’OTAN amassées à la frontière occidentale. Les manifestants pouvaient ainsi être présentés comme étant à la solde des puissances occidentales désireuses de déstabiliser le pays et de faciliter son dépeçage par des voisins malintentionnés (en particulier la Pologne, qui aurait des vues sur la région de Grodno). L’épouvantail du Maïdan ukrainien, présenté comme synonyme d’une dégradation de la situation socio-économique et d’une profonde instabilité politique, a également été agité.

La loyauté des forces de l’ordre et de l’appareil administratif, en dépit de quelques défections à la marge, a aussi été un élément clé du maintien de Loukachenko au pouvoir. Les policiers, que le président a avertis qu’ils seraient « les premiers à être pendus aux réverbères » si l’opposition arrivait au pouvoir, ont-ils eu peur d’être tenus responsables des actes de violence commis contre les manifestants ? Les fonctionnaires de l’État ont-ils redouté de perdre leurs postes et privilèges en cas de réforme ? L’explication tient-elle à l’absence, à la tête du mouvement de contestation, d’une personnalité crédible qui aurait pu faire basculer la loyauté des élites ? Tous ces facteurs ont certainement joué un rôle, car le système du pouvoir a été bâti depuis des décennies par Loukachenko de manière à privilégier la loyauté personnelle au détriment des compétences professionnelles.

Loukachenko a également flatté son électorat traditionnel, notamment en assurant aux retraités que lui seul pouvait garantir que leurs pensions continueraient d’être payées. En outre, plusieurs manifestations de soutien en sa faveur – nettement moins courues que celles de l’opposition – ont été organisées dans la deuxième moitié du mois d’août.

Parallèlement, une enquête a été ouverte par le Parquet contre les membres du Conseil de coordination, les accusant de tentative de coup d’État. Le nombre de personnes arrêtées pour participation à des rassemblements non autorisés ne cesse de croître après chaque manifestation. Le déploiement des forces de police et d’équipements militaires est de plus en plus visible dans le centre de la capitale.

L’intimidation et les menaces de licenciement ont été employées à l’égard des employés grévistes d’entreprises et d’administrations publiques. Rappelons que la majorité des entreprises industrielles n’ont pas été privatisées et restent aux mains de l’État. L’agriculture et l’industrie agro-alimentaires sont également largement dominées par les entreprises publiques. Les entreprises privées n’ont pu se développer que dans le secteur des services, avec un succès particulier dans le domaine de nouvelles technologies. Ce sont justement ces entreprises d’IT qui ont été visées récemment par des accusations de fraude fiscale, car certains de leurs dirigeants ont financé la création de fondations destinées à soutenir les personnes licenciées pour des motifs politiques ou les membres des forces de l’ordre souhaitant démissionner.

Pour compléter cette panoplie de « carottes » et de « bâtons », Loukachenko s’est senti obligé de faire appel à une source de légitimité extérieure, l’incontournable soutien de la Russie. Celui-ci n’a été pourtant ni franc ni rapide.

 

Moscou a bien annoncé qu’elle pourrait fournir une aide militaire dans le cadre de l’OTSC en cas de menace extérieure et promis d’envoyer un détachement de sa Garde nationale si Loukachenko le demandait, mais ces déclarations ressemblaient davantage à un exercice rhétorique d’usage plutôt qu’à une réelle intention d’action.

Quant à la promesse d’un prêt de 1,5 milliard de dollars faite par Poutine lors de sa rencontre avec Loukachenko à Sotchi le 14 septembre, elle servira largement à rééchelonner la dette biélorusse et ne suffira certainement pas à remettre à flot une économie en pleine récession.

Enfin, tenue secrète jusqu’au dernier moment l’investiture a eu lieu à huis clos au palais présidentiel dans la matinée du 23 septembre. Cette mise en scène largement diffusée dans les médias officiels par la suite avait pour ambition de donner une impression de normalité et d’éviter qu’une action improvisée de l’opposition ne puisse assombrir le « triomphe » de Loukachenko. Ce jeu de « cache-cache » est assez révélateur à la fois de la fragilité de Loukachenko qui appréhende la réaction de la population, mais également de sa détermination à conserver le pouvoir à tout prix.

Vers un référendum constitutionnel ?

Finalement, en grande difficulté, Loukachenko semble opter pour le scénario d’un référendum constitutionnel. Poutine, en grand frère avisé, a donné sa bénédiction à ce projet. Cette stratégie a l’avantage de permettre à Loukachenko de sauver sa face : il ne cède pas directement aux demandes de l’opposition et gagne du temps dans l’espoir de voir le mouvement de contestation s’essouffler à moyen terme. Il pourrait même avoir l’impression de reprendre la main, car c’est sous son « œil bienveillant » que vont être élaborées les propositions de modifications constitutionnelles dont les contours demeurent flous pour l’instant.

Les promesses de libéralisation politique liées à ce projet de référendum – affaiblissement du pouvoir présidentiel, renforcement du rôle du Parlement et des partis politiques – seront-elles tenues ? Un transfert du pouvoir au terme de cette réforme serait-il réellement possible, et vers quel type d’acteurs ? S’agit-il d’une nouvelle ruse de la part de Loukachenko dans l’espoir de renverser définitivement la situation à son avantage ? Ce qui est sûr, c’est que le régime en place comme l’opposition espèrent aujourd’hui remporter la partie…


Nous proposons cet article dans le cadre du Forum mondial Normandie pour la Paix organisé par la Région Normandie les 23 et 24 septembre 2022 et dont The Conversation France est partenaire. Pour en savoir plus, visiter le site du Forum mondial Normandie pour la Paix.The Conversation

Olga Gille-Belova, Maître de conférences au Département d'Études slaves, Université Bordeaux Montaigne

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