Ecrit par Hugo Flavier, Maître de conférences en droit public, Université de Bordeaux
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons.

Le soulèvement biélorusse : au nom de la Constitution

Hugo Flavier, Université de Bordeaux

D’hier ou d’aujourd’hui, victorieuses, flamboyantes ou désastreuses, les révoltes, les insurrections, les révolutions, qu’elles soient violentes ou pacifiques, revêtent toujours une part de mystère. L’imprévisibilité tant de leur déclenchement que de leur issue constitue probablement l’une des raisons de ce mystère. Le soulèvement biélorusse qui a cours depuis le 9 août 2020 n’échappe pas à ce constat général.

Le jour de l’annonce de la victoire d’Alexandre Loukachenko à l’élection présidentielle du 9 août, officiellement avec plus de 80 % des voix – un scrutin marqué par des fraudes massives – les Biélorusses ont commencé à protester et à se soulever avec une énergie inattendue. La réélection du président sortant est apparue d’autant plus usurpée que la participation fut assez exceptionnelle. Face à lui, sa principale concurrente, Svetlana Tikhanovskaïa, avait en effet su organiser des meetings de campagne impressionnants pour un peuple qu’on avait l’habitude de considérer comme dépolitisé.

Ce sont surtout les répressions consécutives à ces manifestations qui ont conduit à des mouvements de protestation d’une ampleur jusqu’à présent inimaginable. La volonté de punir et de susciter la crainte ne faisait guère de doute, mais ce fut l’effet inverse qui se produisit. Si le pouvoir a pris conscience de cette erreur stratégique et a singulièrement réduit, aujourd’hui, l’intensité de la violence, cette première semaine noire aura grandement contribué à renforcer la mobilisation du peuple biélorusse.

La chronologie des événements ayant été déjà présentée ici et , on se limitera à s’interroger sur le sens de ce soulèvement du point de vue du droit constitutionnel et du droit politique, quelle qu’en soit l’issue. Deux observations seront faites. D’une part, ce soulèvement semble pouvoir être qualifié de moment constituant dans la mesure où, visiblement, le peuple biélorusse a décidé de faire nation. D’autre part, et il s’agit là de l’une des spécificités de ce mouvement, les revendications paraissent ne pas porter tant sur un changement de Constitution que sur l’effectivité de la Constitution existante. Si révolution il y a, elle serait peut-être celle de l’effectivité.

Constitution et moment constituant

Les mouvements de contestation, les insurrections, les révolutions, quelles que soient les qualifications retenues, peuvent parfois s’avérer fondateurs et engendrer d’importantes conséquences constitutionnelles, qu’il s’agisse de la norme elle-même ou des pratiques politiques.

L’un des préalables indispensables à la formation d’une nouvelle Constitution par le pouvoir constituant originaire est sans doute l’émergence d’une conscience nationale. Sans qu’il soit nécessaire de s’interroger sur les liens qui unissent la nation et le nationalisme, on se cantonnera à dire que la conscience de soi en tant que peuple politique est une condition indispensable à l’édification d’un État souverain. Cette conscience de soi, en Biélorussie, s’est exprimée, dans l’histoire récente, au moment de la déclaration sur la souveraineté d’État du 27 juillet 1990.

Il était précisé dans son préambule que :

« Le Soviet suprême de la République de Biélorussie […] conscient de sa responsabilité pour le destin de la nation biélorusse, proclame solennellement […] la souveraineté étatique complète de la République de Biélorussie. »

L’article 1er, paragraphe 2, ajoutait que « la République de Biélorussie sauvegarde et défend l’identité étatique et nationale du peuple biélorusse ». La Constitution du 15 mars 1994 institutionnalise et formalise cette construction politique et nationale. Dorénavant, c’est « nous, le peuple de la République de Biélorussie » qui proclame sa constitution en se fondant sur « son droit inaliénable à l’autodétermination » et sur l’« histoire séculaire du développement de l’identité étatique biélorusse ».

La politique menée par Alexandre Loukachenko depuis son arrivée au pouvoir en 1994 a eu un effet paradoxal. Tout en promouvant l’identité nationale biélorusse en rendant, par exemple, l’apprentissage de la langue biélorusse obligatoire à l’école – mais sans remettre en cause la place prépondérante de la langue russe –, il a essayé de trouver une voie médiane entre sa volonté de préserver l’héritage soviétique et les demandes nationales et nationalistes d’une partie de la population.

Dans le même temps, le régime politique autoritaire qu’il a mis en place limitait de manière drastique les formes d’expression politique, y compris nationalistes, sauf à de rares exceptions. La diffusion d’une conscience nationale s’est donc progressivement réalisée sans que celle-ci n’ait les moyens de se concrétiser politiquement.

Depuis le mois d’août 2020, on assiste ainsi à une explosion politique et a une explosion du politique qu’il était difficile de prévoir. Les manifestations qui ont cours aujourd’hui sont l’expression d’un peuple condamné à l’inexistence politique en raison des falsifications électorales et qui, de ce fait, se reconstitue par la voie du réel et des protestations de masse.

Ce soulèvement est probablement un moment politiquement constituant dont il n’est pas certain qu’il aboutisse à une nouvelle Constitution entendue comme l’expression du pouvoir constituant originaire et non une simple révision de la constitution. Dès lors qu’Alexandre Loukachenko se maintient par la force et qu’il bénéficie encore de la loyauté des forces de sécurité, il est peu probable qu’il quitte le pouvoir sous la seule pression de la rue. Il n’en demeure pas moins que, pour l’histoire, l’année 2020 restera un moment constituant national quand bien même celui-ci n’aboutirait à aucun changement constitutionnel formel immédiat ni même à un changement radical des pratiques politiques des dirigeants actuels.

Constitution et effectivité constitutionnelle

Au cours des périodes contestataires, il est toujours périlleux de s’aventurer à des pronostics avec certitude. S’agissant de la situation en Biélorussie, il est cependant possible d’analyser le discours politique des principaux acteurs de cette crise et, en s’appuyant sur ceux-ci, d’en inférer ce qu’il pourrait advenir si jamais le pouvoir devait changer de main, ce qui est toutefois, pensons-nous, assez peu probable. Les prises de position de Svetlana Tikhanovskaïa et de ses proches réunis au sein du Conseil de coordination nous donnent quelques éléments de réponse du point de vue de leur rapport à la loi et à la Constitution.

On rappellera que l’une des principales promesses de Svetlana Tikhanovskaïa consistait à, une fois élue, ne (presque) rien faire d’autre que d’organiser une nouvelle élection présidentielle honnête et transparente, et donc d’insuffler une réelle concurrence électorale dans le cadre juridique préexistant. Si l’on peut parler de révolution prônée par l’équipe de Tikhanovskaïa, celle-ci aurait été une révolution juridique visant à instaurer un ordre politique démocratique et à rendre effectifs les principaux préceptes du libéralisme politique contemporain.

L’actuelle Constitution biélorusse ne prévoit-elle pas, en effet, que « le peuple est la source unique du pouvoir » (art. 3) que la démocratie, en Biélorussie, repose « sur la diversité des institutions politiques, des idéologies et des opinions » (art. 4), que « la liberté d’opinion, de croyance et d’expression est garantie à tous » (art. 33), ou encore que « les citoyens de la République de Biélorussie ont le droit de voter librement » (art. 38) ? Cette demande d’effectivité constitutionnelle peut être rapprochée du légalisme auquel se sont constamment attachées Svetlana Tikhanovskaïa et son équipe. C’est ainsi qu’à l’occasion d’une déclaration du 6 août 2020, elle n’a pas hésité à annuler ce qui aurait probablement été son meeting de campagne le plus important en raison d’un refus d’autorisation administrative et ceci afin, a-t-elle dit, de « ne pas provoquer les gens ».

Dans un état d’esprit comparable, Pavel Latouchko, lors de la fondation du Comité de coordination, a déclaré, le 18 août 2020 que, « pour nous, le plus important est d’obtenir un accord, un consensus et de sortir, dans le cadre de la législation en vigueur, dans le cadre de la constitution en vigueur, de cette situation de crise ». À noter que ce légalisme n’est pas seulement un programme politique, il est aussi un moyen de se protéger de poursuites pénales pour sédition ou, plus précisément, d’« appel à des actions visant à porter atteinte à la sécurité nationale de la République de Biélorussie » si l’on reprend les termes de l’article 361 du code pénal biélorusse. Cette précaution fut d’une utilité toute relative, puisque tous les membres du praesidium du conseil de coordination sont aujourd’hui soit poursuivis, soit exilés.

Vers une nouvelle Constitution ?

Quels enseignements peut-on tirer de ce qui vient d’être exposé ? D’une part, que la volonté de changer le système politique en profondeur par l’établissement d’une réelle concurrence électorale peut tout à fait s’accommoder d’un maintien de l’ordre constitutionnel. En réalité, ce qu’il y aurait de véritablement révolutionnaire serait que les normes constitutionnelles et législatives deviennent effectives et que cette effectivité soit garantie par un état de droit fonctionnel tant dans sa dimension formelle que substantielle. D’autre part, que le maintien de l’ordre constitutionnel préexistant en cas de changement de régime devra, tôt ou tard, être formellement ratifié par l’élaboration d’une nouvelle Constitution.

Il ne s’agit pas d’une simple révision telle que celle évoquée par Alexandre Loukachenko dans ce qui apparaît comme une manœuvre dilatoire. Il pourrait s’agir, comme l’a récemment proposé l’opposante Maria Kolesnikova, dans une vidéo enregistrée avant son arrestation, d’un référendum sur le retour à la Constitution de 1994, effaçant ainsi symboliquement la période Loukachenko. Il pourrait s’agit surtout de l’élaboration d’une nouvelle Constitution qui formaliserait juridiquement la transformation du système.

Toutefois, la formalisation constitutionnelle d’un changement de régime par l’élaboration d’une nouvelle Constitution qui entérine ce nouvel état politique peut prendre du temps. On le voit en ce moment au Chili où le processus d’abandon de la Constitution rédigée sous Augusto Pinochet et de son remplacement par une nouvelle n’est pas encore arrivé à son terme. Le temps est parfois bien long et la légendaire « patience » des Biélorusses risque d’être soumise à rude épreuve.


Nous proposons cet article dans le cadre du Forum mondial Normandie pour la Paix organisé par la Région Normandie les 23 et 24 septembre 2022 et dont The Conversation France est partenaire. Pour en savoir plus, visiter le site du Forum mondial Normandie pour la Paix.The Conversation

Hugo Flavier, Maître de conférences en droit public, Université de Bordeaux

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