Nicole Gnesotto
Nicole Gnesotto, vice-présidente de l’Institut Jacques Delors, professeur émérite du Conservatoire National des Arts et Métiers (CNAM), conseillère scientifique du Forum et intervenante de la conférence "Pas de paix sans les peuples" propose d'explorer plus en profondeur cette thématique.

Pas de paix sans les peuples

Forum mondial Normandie pour la paix 2023

 

 « La guerre a toujours existé. La paix est une invention de l’Homme ».[1] Pierre Hassner, l’un des plus grands penseurs français des relations internationales au XXe siècle, dressa un jour ce constat, moins simple qu’il n’y parait. L’imagination humaine peut en effet être phénoménale quand il s’agit d’inventer des processus et des accords de paix.  La création de la République fédérale d’Allemagne, en 1945, représente à cet égard un succès historique pour l’imposition de la paix, cumulée à celle de la démocratie, dans un pays à l’origine de deux guerres mondiales. Toutefois, la folie des hommes est encore plus époustouflante quand il s’agit de bafouer les accords établis. 

Au regard des guerres réelles ou latentes de ce début de siècle, la situation est loin d’être optimale. S’agissant du conflit israélo-palestinien, la résolution 131 votée par l’Assemblée générale des Nations Unies, le 29 novembre 1948, établit les termes de ce qui devait permettre une paix durable :  elle met fin au mandat britannique et propose de partager la Palestine en deux États indépendants, l’un arabe et l’autre juif, et de placer Jérusalem sous régime international. Pratiquement aucun des représentants des États arabes n’accepte ce partage. S’ensuivent 8 décennies de guerres ininterrompues entre Israël, les pays arabes et les Palestiniens. En Europe, les guerres dans l’ex-Yougoslavie entre 1991 et 1995 se sont conclues par les Accords de Dayton qui fondent la République de Bosnie Herzégovine, dont la viabilité est remise en cause de nos jours par la partie serbe de la Bosnie. S’agissant de l’Ukraine, le mémorandum de Budapest du 5 décembre 1994, signé entre les USA, le Royaume-Uni, et la Russie, accorde à l’Ukraine des garanties d'intégrité territoriale et de sécurité, en échange de sa ratification du traité sur la non-prolifération des armes nucléaires (TNP). Or en 2014, avec l’annexion de la Crimée, la Russie viole les dispositions du mémorandum, sans réaction des autres parties. En Asie, aucun accord de paix global n’a été signé après la Seconde Guerre mondiale, comme ce fut le cas en Europe. Entre les deux Corées, seul un armistice fut signé en 1953, installant une ligne de démarcation entre les deux pays. Aucun traité de paix en bonne et due forme n’a suivi et les deux Corées sont encore juridiquement en état de guerre. Le Japon capitule en 1945 et signe un traité de paix avec les Etats-Unis et une quarantaine d’autres pays six ans plus tard : mais la Chine et l’URSS s’abstiennent.  Ce n’est qu’en 1978 que le Japon et la Chine signeront un traité de paix et d’amitié, tandis que Le rétablissement de la paix avec l'Union soviétique résulte d'une simple déclaration commune le 19 octobre 1956, le litige territorial sur les Kouriles empêchant la conclusion d'un véritable traité de paix. Quant à Taïwan, c’est la résolution 2758 de l’Assemblée générale des Nations unies qui a finalement décidé, le 25 octobre 1971, que la Chine communiste serait la seule Chine représentée dans les instances onusiennes. La Chine nationaliste, devenue Taïwan, se trouve donc dans une zone grise du droit international : une situation potentiellement belligène, qui nourrit l’argumentaire chinois sur le fait que Taïwan fait partie intégrante de la Chine. 

Les quatre formules historiques 

Autrement dit, l’institution de paix durables, par des Accords ou des Traités de paix, relève presque de l’anomalie dans l’histoire des relations internationales : la réconciliation franco-allemande, par le biais de l’intégration des souverainetés européennes, peut être considérée comme un succès phénoménal depuis 80 ans, mais il s’agit d’un cas exceptionnel sans doute peu reproductible sur le reste de la planète. Différentes formules ont d’ailleurs été tentées dans l’Histoire pour imposer, assurer, maintenir la paix, sans avoir jamais réussi à supprimer la guerre des relations entre les nations. 

La plus ancienne est la paix par l’empire, autrement dit la sacralisation du droit du plus fort. C’est le système le plus vieux du monde, de César à Charles Quint, d’Alexandre à Napoléon, de l’empire britannique à l’empire soviétique. A la suite de guerres de conquêtes, la puissance dominante impose ses règles et son droit sur les territoires soumis. Quelques révoltes et rébellions agitent parfois la stabilité de l’ensemble, mais l’usage de la force permet à celui-ci de se révéler relativement durable : cinq siècles pour l’empire romain, cinquante ans pour l’empire austro-hongrois, un siècle pour l’empire britannique, dix ans seulement pour l’empire napoléonien. 

La seconde formule est la paix par l’équilibre des forces. Les différentes puissances s’abstiennent ou initient des agressions contre leurs voisins en fonction de ce qu’elles pensent être leur infériorité ou leur supériorité militaire par rapport aux autres. Lors du Congrès de Vienne de septembre 1815, après la chute de Napoléon, les grandes puissances de l’époque s’entendent pour qu’aucun État ne soit plus en mesure de contrôler, voire de conquérir les autres. Mais la notion d’équilibre est instable par essence, car les rapports de force ne se calculent jamais avec exactitude, et parce que les volontés de puissance peuvent l’emporter sur tout autre considération. C’est la raison pour laquelle l’invention de l’équilibre nucléaire marquera un tournant décisif par rapport à la fragilité des rapports de forces conventionnelles. 

La paix par la technologie est une invention de la fin de la Seconde Guerre mondiale. L’arme nucléaire représenta en effet une révolution copernicienne dans la notion d’équilibre : alors que celui-ci demeure toujours incertain quand il s’agit d’armes classiques, car un État est toujours tenté de croire qu’il peut l’emporter sur les autres, l’équilibre nucléaire se révèle en effet intouchable. Aucun État ne prend le risque d’attaquer l’autre, tant le risque d’une montée aux extrêmes nucléaires, autrement dit d’une destruction apocalyptique de la planète, est réel : la dissuasion nucléaire interdit donc la guerre entre les pays possesseurs de telles armes. 

Enfin, le XXe siècle a permis d’inventer la sécurité collective, autrement dit la paix par la collaboration de tous avec tous. Il aura fallu pour cela deux guerres mondiales et plus de 40 millions de morts. La sécurité collective repose sur le principe selon lequel la sécurité d’un État est l'affaire de tous les autres et que tous, par conséquent, doivent répondre collectivement aux atteintes et aux menaces d'atteinte à la paix contre l’un d’entre eux. La première tentative, la Société des Nations (SDN), créée en 1919 lors du traité de Versailles et portée par le président des États-Unis, Woodrow Wilson, échoua. L’idéal de sécurité collective s’incarna de nouveau, après la Seconde Guerre mondiale, dans la création de l’Organisation des Nations Unies le 26 juin 1945. Ce système a parfaitement fonctionné en 1991, lors de l’invasion du Koweït par l’Irak : une coalition de 35 États, commandés par les États-Unis, avec l’assentiment de la Russie et de la Chine, a conduit une opération militaire pour obliger Saddam Hussein à libérer le Koweït. Mais la sécurité collective est le plus souvent empêchée d’agir : presque systématiquement, l’une des cinq puissances membres permanents du Conseil met son veto à un projet de résolution. 

Et les peuples dans tout ça ? 

Ces différentes formules connurent chacune leurs succès et leurs échecs retentissants. Mais une ligne commune les réunit : la mise entre parenthèses systématique des peuples concernés. Peut-on faire la paix sans les peuples, au-dessus des peuples, voire contre les peuples ? Au vu de l’Histoire, la réponse est oui. 

La plupart des traités de paix qui ont aidé à la consolidation de la paix entre belligérants, en Europe ou ailleurs, sont le fruit de négociations ardues, entre des professionnels de la paix, autrement dit des diplomates dont le métier consiste précisément à trouver le maximum de compromis acceptables par le maximum de parties : les populations subissent ou se réjouissent, sans jamais être parties prenantes de ces négociations. Le congrès de Vienne offre l’exemple le plus spectaculaire de cette paix sans les peuples : après la défaite de Napoléon, les grandes puissances de l’époque (la Prusse, l’Angleterre, la Russie, l’Autriche) se réunissent en 1815, avec la France de Louis XVIII représentée par Talleyrand, à Vienne, pour rétablir la paix en Europe et surtout prévenir la montée en puissance des revendications nationalistes qui frémissent déjà dans tout le continent. On attribue à Metternich, chef de la diplomatie autrichienne, cette phrase emblématique : « l’Italie est une expression géographique » ! Pendant dix-huit mois, entre fêtes, bals, courtisaneries et autres banquets, « le congrès s’amuse »[2]  et se réunit rarement en session plénière. Mais le juin 1815, le Congrès adopte un document de 300 pages qui redessine les frontières de l’Europe :  une partie de la Belgique est donnée aux Pays Bas qui reçoit aussi le Luxembourg. La Lombardie et la Vénétie passent à l’Autriche, ainsi que la Dalmatie le Tyrol et Salzbourg. Les petites républiques disparaissent : la république de Genève est réunie à la Suisse ; la république de Venise passe à l’Autriche. La Russie s’arroge la plus grande partie de l'ancien grand-duché de Varsovie, transformé en « royaume de Pologne » dirigé par Moscou. La Prusse reçoit la Poméranie suédoise, la Saxe du nord et surtout la Westphalie et la plus grande partie de la Rhénanie. Est également créée une Confédération germanique de 39 États sans réel pouvoir. La Suède enlève la Norvège au Danemark etc. [3] Dans son ouvrage sur les Histoires diplomatiques, Gérard Araud définit ainsi cet « étrange congrès de Vienne qui ne se réunit jamais… ce marchandage sordide où les peuples ne sont que des statistiques mais qui pourtant fonde un ordre européen qui résistera peu ou prou jusqu’à la Première Guerre mondiale »[4]. Entre temps le réveil des nationalités en Europe, à partir de 1830, témoignera de la vanité peu durable de ces accords négociés en dépit de la volonté et des cultures des peuples : la Belgique inaugure cette série de révolutions populaires, se révolte et proclame son indépendance en 1830. En 1848, suivront les révolutions nationales en Italie, en Prusse, en Autriche, « le fameux printemps des peuples »[5], révolutions réprimées le plus souvent, mais qui ébranleront sérieusement les empires qui se croyaient tout puissants lors du Congrès de Vienne. 

Autre exemple dramatique de cet oubli des peuples : la question palestinienne. Après l’échec des Accords d’Oslo en 1991 et l’assassinat de Menahem Begin en 1992, après des années d’intifada et de terrorisme d’un côté et de colonisation de l’autre, un espoir de paix semblait se dessiner, non pas avec l’Autorité palestinienne, mais avec les États arabes : par le biais des Accords d’Abraham, impulsés par les États-Unis de Donald Trump en 2020, l’idée était de parvenir à la paix israélo-arabe grâce à des séries d’accords entre Israël et ses voisins. Il y avait déjà eu des accords avec l’Égypte et la Jordanie, en 1979 et 1994.  Les nouveaux accords concernaient cette fois les Émirats arabes unis et Bahreïn. L’objectif ultime devait être un accord possible entre Israël et l’Arabie saoudite, clé d’une alliance de revers contre la puissance iranienne. Las ! S’il en était besoin, les évènements du 7 octobre 2023 prouveraient à l’envie que l’entente au sommet de quelques chefs d’État ne peut suffire à construire la paix. Le retour du refoulé sur la question palestinienne bouleverse désormais complètement la donne. 

Peuples en guerre, paix sans peuples

Il est intéressant de comparer l’histoire des relations entre la guerre et le peuple, avec l’histoire des relations entre le peuple et la paix. Dans le premier cas, le processus historique conduit à une appropriation progressive de la guerre par les peuples. Pendant des siècles en effet, la guerre est d’abord une affaire de professionnels : les centurions et les légions dans l’empire romain, les chevaliers au Moyen âge, la noblesse au XVIIe siècle, du moins les aînés des grandes familles aristocratiques. Les peuples européens étaient victimes de razzias, de réquisitions, et de tous les effets indirects du passage de ces armées professionnelles, mais ils n’étaient pas appelés à devenir soldats en armes. La Révolution française changera complètement la donne. C’est le Directoire, en 1798, qui invente en effet le concept de service militaire obligatoire pour « la nation en armes ». L’article premier de la loi énonce : « tout Français est soldat et se doit de défendre la partie ». La conscription est votée, elle concerne par tirage au sort tous les hommes âgés de 20 à 25 ans qui doivent servir cinq ans. 

Cette date du 5 septembre 1798 marque une véritable révolution dans l’histoire de la guerre : c’est le peuple qui devient le soldat. A la veille de la Première Guerre mondiale, le 1er aout 1914, la conscription devient mobilisation générale de tous les hommes, par classes d’âge. La Seconde Guerre mondiale implique également une mobilisation générale en septembre 1939. Pendant près de deux siècles donc, la conscription devient la règle pratiquement dans toute l’Europe, sauf en Grande Bretagne, et en France jusqu’en 1995, année où le président de la République Jacques Chirac décida la suspension du service militaire obligatoire : la disparition de l’URSS et de la menace d’invasion communiste rendait possible en effet une professionnalisation des forces armées, désormais davantage sollicitées dans des opérations extérieures que sur le front de l’Est. 

Les relations entre le peuple et la paix obéissent à une logique différente, où l’appropriation de la paix par les peuples reste exceptionnelle. A l’origine, la paix est aussi une affaire de professionnels. Ce sont les princes et les rois eux-mêmes qui négocient des accords de mariages ou d’alliances politiques. L’entrevue du Camp du drap d’or, qui donna lieu à trois semaines de fêtes, de jeux et de dépenses somptuaires, en juin 1520, entre François 1er et Henri VIII d’Angleterre, n’est autre chose qu’une négociation directe entre deux princes pour sceller le mariage de deux enfants, garant d’une alliance entre la France et l’Angleterre contre Charles Quint alors fraichement nommé. Ce fut un échec pour François 1er, qui n’obtint que de vagues promesses, et qui fut trahi quelques semaines plus tard lors d’une rencontre entre Henri VIII et Charles Quint. C’est en partie pour éviter ces échecs personnels des monarques et maintenir leur réputation d’excellence que des intermédiaires furent ensuite désignés pour négocier des accords en leur nom. Ainsi naquirent les diplomates, professionnels de la paix. Quelques ambassadeurs existaient déjà au service des républiques marchandes de Venise ou de la papauté. La fonction se généralisa à toute l’Europe au XIXe siècle, ils devinrent des représentants permanents des grandes puissances dans les autres États européens, associant souvent des noms littéraires illustres à celui d’ambassadeur : Chateaubriand fut nommé ambassadeur à Rome, Stendhal fut consul à Trieste, Lamartine secrétaire à Naples etc., et bien d’autres écrivains célèbres poursuivront la tradition au début du XXe siècle. 

Ces professionnels de la paix ont le goût et souvent l’obligation du secret. Pour des raisons de sécurité (le secret d’État), pour construire un certain degré de confiance dans la parole engagée, pour explorer des pistes de compromis que la presse ou l’opinion a priori exclurait, mais aussi pour magnifier l’importance et l’éthique de la fonction, les diplomates ne négocient guère en transparence sur la place publique. Jean-Jacques Rousseau, un temps nommé secrétaire de l’ambassadeur du roi de France à Venise, se moque de cet art du secret qu’il découvre à l’ambassade : « N’ayant jamais travaillé dans aucun bureau ni vu de ma vie un chiffre de ministre, je craignis d’abord d’être embarrassé ; mais je trouvai que rien n’était plus simple, et en moins de huit jours j’eus déchiffré le tout, qui assurément n’en valait pas la peine ; car, outre que l’ambassade de Venise est toujours assez oisive, ce n’était pas à un pareil homme qu’on eût voulu confier la moindre négociation »[6].  

Cette culture du secret, sans doute nécessaire pour le succès des négociations, se fera longtemps sur le dos des peuples. La Pologne en fit plus que tout autre l’expérience au XVIIIe siècle, lorsque la Prusse, l’Autriche et la Hongrie se partagèrent le pays, en trois étapes successives de 1772 à 1795, jusqu’à la disparition pure et simple de la Pologne : 4 millions d’habitants se retrouvèrent dans l’obligation de se soumettre à d’autres lois, d’autres souverains et d’autres cultures que la leur. Cela durera 123 ans. 

Le Congrès de Vienne maintiendra cette tradition du déni systématique des peuples par les puissances étatiques. Plus tard, le traité de Versailles de 1919 se fera sans l’Allemagne, exclue tout simplement des négociations : elle devra restituer 15% de son territoire, dont l’Alsace et la Lorraine, la Pologne sera recréée, d’énormes réparations imposées. Beaucoup d’historiens continuent de voir, dans ces conditions drastiques qui entourèrent la capitulation allemande, les germes de la revanche allemande de 1933. Un autre exemple caricatural de marchandage sur le dos des peuples concerne les Accords Sykes-Picot. Il s’agit d’un accord secret, signé en 1916 entre la France et l’Angleterre, pour se partager les restes de l’empire ottoman défait, comme l’Allemagne, à la suite de la Première Guerre mondiale. Les deux diplomates s’entendent pour attribuer à chacun de leur pays des zones d’administration directe et des zones d’influence. Le secret le plus absolu entoure ce partage, qui sera néanmoins rendu public en 1917 par la nouvelle République des soviets. 

Le scandale est immense : le président américain Woodrow Wilson s’en servit pour justifier le premier des quatorze points de sa déclaration devant le Congrès des États-Unis le 8 janvier 1918. « C’est le programme de la paix du monde qui constitue notre programme. Et ce programme, le seul possible, est le suivant : 1° Des conventions de paix préparées au grand jour ; après quoi il n’y aura plus d’ententes particulières et secrètes d’aucune sorte entre les nations, mais la diplomatie procèdera toujours franchement et à la vue de tous ». 

De la reconnaissance du droit des peuples à la paix par référendum 

Bien évidemment, la diplomatie ne passa pas d’un extrême à l’autre. Le secret diplomatique reste encore aujourd’hui un instrument de négociation important, pour la libération d’otages ou les discussions préalables aux négociations en bonne et due forme. Mais les peuples connurent désormais une existence juridique inestimable. Le cinquième point de Wilson, qui sera repris presque tel quel dans la Charte des Nations Unies, stipulait que l’examen des revendications coloniales devait être basé sur l’observance stricte du principe selon lequel « les intérêts des populations concernées devaient être examinés au même titre que ceux des gouvernements à définir ». Dans la Charte de l’ONU, cette précision deviendra le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes : « Les buts des Nations Unies sont les suivants (…) :  Développer entre les nations des relations amicales fondées sur le respect du principe de l'égalité de droits des peuples et de leur droit à disposer d'eux-mêmes, et prendre toutes autres mesures propres à consolider la paix du monde »[7]

Cette disposition du droit International change la donne radicalement. Même si les peuples ne sont pas des négociateurs en tant que tels, la prise en compte de leur revendication à la souveraineté devient une obligation de la Communauté internationale. La décolonisation des années 1960 sera largement fondée sur ce principe. Toutefois, rares furent les processus d’indépendance qui se déroulèrent pacifiquement, par la simple application du droit. La décolonisation se fit le plus souvent par une succession de guerres toutes plus atroces les unes que les autres. 

La raison en est double. D’une part, la Charte des Nations Unies, fondement du droit international, met sur le même pied deux principes contradictoires : le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et celui de l’intégrité territoriale des États. D’autre part, le droit ne permet pas de définir précisément ce qu’est un peuple et ce qu’est une minorité nationale. C’est ainsi que les kurdes et les palestiniens n’ont toujours pas accès à la souveraineté, alors que le bon sens et l’histoire devraient les assimiler à des peuples, tandis que des minorités luttent pour leur indépendance sans se voir reconnaitre comme nations (les Basques, les Corses, les Tibétains, etc.). En outre, certaines puissances n’hésitent pas à instrumentaliser leurs minorités établies dans d’autres pays pour mettre en œuvre des politiques d’agression : ce fut le cas, en 1938, de l’Allemagne nazie pour les Allemands des Sudètes en Tchécoslovaquie, et c’est encore le cas de la Russie de Poutine lors de l’annexion de la Crimée en 2014. Ces différentes impasses juridiques ont engendré bien des frustrations nationales, tout autant que des excès nationalistes. 

Toutefois, le XXIe siècle est peut-être en train d’inventer une nouvelle formule plus équitable : la paix par référendum. C’est le conflit en Irlande du Nord qui a suscité cette nouvelle formule : les Accords du Vendredi Saint, signés à Belfast le 10 avril 1998, tentent de mettre fin à des décennies de guerre civile et de terrorisme entre protestants et catholiques de l’Irlande du Nord. L’accord prévoit le désarmement de l’IRA, la double nationalité pour tous, la fin des prétentions territoriales de la République d’Irlande sur le Nord, et des institutions largement autonomes de cette partie du Royaume Uni. Surtout, les négociateurs souhaitent que sa mise en œuvre soit soumise à un référendum populaire : les citoyens de l’Irlande du Nord l’approuvent à 71%, ceux de la République d’Irlande à 81%.  Une bonne partie de la négociation du Brexit se concentra sur la sauvegarde coûte que coûte de ces accords. 

Un autre exemple bientôt suivra : en Colombie, après cinquante années de lutte armée entre le gouvernement et la guérilla des FARC (260 000 morts), un accord de paix est signé en août 2016. Il est prévu de le faire approuver par un référendum le 22 octobre suivant : or, à la surprise générale, alors que les sondages semblaient favorables, le « non » l’emporte par 50,2%. Le traité de paix devient caduc. Toutefois, les deux parties s’engagent à maintenir le cessez-le feu et à revoir certaines dispositions de l’accord. Un second texte est signé en novembre et il sera ratifié le 30 novembre, par le Congrès colombien, à l’unanimité des membres présents. 

L’avenir dira si cette formule de la paix par référendum peut s’appliquer à d’autres conflits : d’ores et déjà, le président Ukrainien, Volodymyr Zelensky, a affirmé en mars 2022 que tout compromis avec la Russie devra être validé par référendum. 

Conclusion : le piège de la vertu occidentale

Tout accord de paix repose sur une certaine anticipation de l’avenir : les parties en présence s’entendent sur des principes, des procédures, des ajustements qui doivent en théorie permettre une stabilité et un développement durable des pays concernés. La difficulté provient toutefois des schémas que les négociateurs ont dans la tête. S’agissant de la Bosnie Herzégovine par exemple, les accords de Dayton, signé en 1995, étaient fondés sur l’idée que le multiculturalisme devait l’emporter sur le nationalisme. Autrement dit, les Accords établissent une répartition des pouvoirs entre les trois communautés – albanaise, serbe, croate – qui maintient la fiction d’une cohabitation fédérale entre des peuples, au prix d’une complexité institutionnelle inouïe. Autrement dit, on invente un système totalement dysfonctionnel qui ne crée aucune réconciliation entre les trois entités mais au contraire maintient les animosités réciproques. C’était partir vers l’échec. Presque trente ans plus tard, la Bosnie Herzégovine reste une construction étatique fragile, au sein de laquelle la Republika Serbska ne cesse de revendiquer son rattachement à la Serbie voisine. Les négociateurs de Dayton, essentiellement américains, ont-ils eu tort de plaquer une philosophie, certes admirable en démocratie, sur un terrain qui ne s’y prêtait pas ? 

La même question se pose pour l’Afghanistan, avec cette fois une réponse positive sans ambiguïté : les Occidentaux se sont trompés en 2001, lorsqu’ils ont imaginé les Accords de transition qui permettaient au président Hamid Karzai de diriger l’Afghanistan. L’intervention internationale a permis en effet de chasser les talibans du pouvoir en quelques mois. Sous l’égide de l’ONU, à Bonn, les accords reconnaissent au peuple afghan « le droit de déterminer librement son propre avenir politique en accord avec les principes de l'islam, de la démocratie, du pluralisme et de la justice sociale » : autrement, rien moins que la réconciliation de la démocratie et de l’Islam ! Or rien dans l’organisation, la culture, l’histoire de ce pays - déjà ravagé par des années de guerre contre l’URSS et des années de ravages causés par les talibans – ne permettait de relever ce défi. Vingt ans plus tard, les talibans règnent de nouveau à Kaboul. 

Faut-il conclure à la vanité de nos aspirations démocratiques quand il s’agit de proposer des processus de paix ? L’Occident devrait-il renoncer à ses valeurs quand il s’agit de régler les guerres des autres ? Certainement non. Mais à trop vouloir imposer nos valeurs par la force (les États-Unis en Irak en 2003) ou par le droit (les accords de paix de Dayton ou de Bonn), l’échec est pratiquement assuré. Terrible dilemme des diplomates : nos valeurs ou leur paix ? Raymond Aron, en 1976, avait donné la seule bonne réponse : « le choix n’est pas entre le bien et le mal mais entre le préférable et le détestable ». 


[1] Cité dans La Croix, 31 mai 2004

[2] Titre d’un film français réalisé par Erik Charell et Jean Boyer, sorti en 1931

[3] Fabienne Manière, L’Acte final du Congrès de Vienne, Hérodote.net, 10 01 2022

[4] Gérard Araud : « Histoires diplomatiques », Grasset, 2022

[5] L’expression est de l’Historien François Fejto : « 1848 dans le monde : le printemps des peuples », Editions de minuit, 1948

[7] Article 1, paragraphe 2, de la Charte des Nations Unies