Théotime Chabre, Doctorant en sociologie et sciences politiques, Aix-Marseille Université (AMU)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons.

Avant d'entrer dans le détail des récents événements, il convient de resituer rapidement le conflit chypriote. Chypre-Nord, officiellement « République turque de Chypre du Nord » (RTCN), est une République autoproclamée en 1983 au nom de la communauté des Turcs de Chypre, reconnue comme État indépendant uniquement par la Turquie. Le reste du monde considère que la République de Chypre est le seul État souverain sur l’île, même si elle n’en contrôle que le sud.

La division de l’île est le résultat d’une guerre civile larvée entre les communautés turque, minoritaire, et grecque, majoritaire, dont les objectifs nationalistes contradictoires ont rendu impossible tout partage de pouvoir dans cette ancienne colonie britannique (1878-1960) indépendante depuis 1960. En 1974, suite à un coup d’État en soutien à l’unification de l’île avec la Grèce, la Turquie lance une opération militaire et occupe le nord de l’île, appuyée par une partie de la communauté turque-chypriote. La fuite des habitants grecs-chypriotes et un échange de populations entérinent la division de l’île.

Des tentatives de réunification, parrainées par l’ONU avant 2004, puis par Bruxelles depuis 2004 en conséquence de l’adhésion à l’UE de la seule République de Chypre, ont toutes échoué. Territoire marginalisé à la frontière entre l’UE et la Turquie, Chypre-Nord revient actuellement sur le devant de la scène.

 

Un pique-nique très politique

Dimanche 15 novembre, Recep Tayyip Erdogan est venu célébrer le 37e anniversaire de la déclaration d’indépendance de la RTCN. Après le défilé, il est allé « pique-niquer » à Varosha/Maras. Cette station balnéaire proche de Famagouste, vidée de ses habitants grecs-chypriotes pendant l’opération militaire turque de 1974 et occupée par l’armée d’Ankara depuis lors, est l’un des plus forts symboles de l’intractabilité du conflit chypriote.

Varosha a été, un temps, promise à un retour sous souveraineté grecque-chypriote ; certains l’ont même rêvée en projet de réconciliation sous l’égide de l’ONU.

Ces dernières semaines, la ville semble plutôt se diriger vers une « réouverture » sous autorité turque-chypriote. Partiellement rouverte aux touristes le 8 octobre dernier, elle n’a toujours pas été transférée au pouvoir civil. Mais Erdogan et son allié le président turc-chypriote Ersin Tatar, élu le 18 octobre, appellent au retour ou à l’indemnisation des propriétaires grecs-chypriotes, dernière étape d’une réouverture complète. Toutefois, il semble que les caisses de la commission chargée de compenser les propriétaires soient vides. La remise en marche de la ville étant estimée à plusieurs milliards de dollars, dans un contexte de crise économique allant crescendo en Turquie et à Chypre-Nord, il semble difficile d’imaginer de grands changements à court terme.

La visite d’Erdogan, véritable démonstration de force, condamnée par l’UE, s’est déroulée dans un contexte où, tout particulièrement vu de France, la Turquie fait sentir sa présence partout à la fois et semble vouloir tisser des liens entre ses différentes interventions.

Une stratégie qui a ses limites. Si Erdogan ne s’est pas privé de souligner la concomitance d’un « retour à Chypre » et de la victoire azerbaïdjanaise au Haut-Karabakh, cherchant à renvoyer l’image d’une puissance régionale capable de renverser les équilibres géopolitiques dans son voisinage, le parallèle risque de ne pas aller plus loin : l’Azerbaïdjan a jusqu’ici toujours refusé d’approfondir ses relations avec Chypre-Nord, tant le projet sécessionniste tranche avec le principe d’intégrité territoriale défendu par Bakou. Même si l’idée est entretenue par certains, sa concrétisation reste incertaine. La mise en lien de ces deux dossiers pourrait bien rester lettre morte.

De l’eau dans le gaz

En revanche, l’intervention à Chypre-Nord est fortement liée à un autre dossier, celui du gaz en Méditerranée orientale, considéré comme central par Ankara. La course au gaz a relancé, en Turquie, la « cause nationale » chypriote, qui semblait pourtant avoir été abandonnée par l’AKP et l’opinion publique au profit d’une ambition européenne.

En effet, en 2003 le tout nouveau premier ministre Erdogan, en gage de bonne foi de cette ambition, avait affiché son soutien à la réunification de l’île. Mais l’échec du plan Annan en 2004 et l’adhésion à l’UE de la République de Chypre sans Chypre-Nord, puis l’apparition d’autres embûches entre la Turquie et l’UE, ont changé la donne et rendu le dossier chypriote périphérique.

La découverte de gaz au sud de Chypre en 2011 a constitué, en premier lieu du point de vue des Turcs, un nouvel élément majeur. La même année, un accord bilatéral Turquie-RTCN délimite les ZEE respectives et encadre l’attribution de concessions concurrentes à celles de la République de Chypre au profit de la compagnie pétrolière nationale turque.

Ces accords seront mis en avant par la Turquie à partir de 2018 pour revendiquer la légitimité de ses interventions en Méditerranée orientale, conduites « au nom de la défense des droits et des intérêts des Turcs chypriotes ». Par la suite, en février 2019, la Turquie lance ses propres campagnes d’exploration au large de l’île, entraînant de premières sanctions européennes limitées. Elles vont être renforcées sur décision du Conseil européen le 10 décembre 2020, ce qui ne semble pas mettre fin à l’escalade.

Pour la Turquie, où la cause chypriote bénéficie d’un soutien transpartisan quasiment unanime, le refus de Chypre-Sud et de ses soutiens au sein de l’UE d’accepter un partage des revenus du gaz avec les Turcs-Chypriotes illustre les « mensonges » de l’Union et justifie à la fois l’augmentation des activités de la flotte turque, l’élargissement des recherches de gaz et la politique plus récente de réouverture de Varosha. D’autres facteurs, notamment la dérive autoritaire d’Erdogan après le coup d’État manqué de 2016, ont participé à détériorer les relations entre Ankara et l’UE, entraînant l’abandon officieux de toute perspective d’admission à moyen terme, ce qui n’a pas manqué de renforcer la crispation turque autour de la question maritime et gazière.

Quelle influence de la Turquie à Chypre-Nord ?

Souvent représentée de manière simpliste comme un « pseudo-État », la RTCN ne se résume pas à une entité politique inféodée à la Turquie, tout comme la communauté turque-chypriote n’est pas politiquement amorphe. L’administration, bien que présentant beaucoup de faiblesses, a mené sa propre politique de lutte contre la pandémie, en contrôlant strictement ses frontières, quitte à fermer la porte aux citoyens turcs, et pouvait jusqu’à récemment se targuer d’un nombre très faible de cas. Le ministre de la Santé a d’ailleurs demandé l’adhésion de la RTCN à l’OMS.

La liberté qui y prévaut globalement est attestée et reconnue, et la justice fait régulièrement preuve d’indépendance. La grande majorité des Turcs-Chypriotes mettent par ailleurs en avant des particularités culturelles, notamment la laïcité et la faible pratique religieuse, qui les différencient des « colons », ces citoyens qui sont venus de Turquie en plusieurs vagues, de façon organisée ou découlant de migrations économiques, depuis 1974. Ces derniers sont souvent présentés, en partie à raison, comme une diaspora qu’Ankara peut facilement influencer.

Mais le principal vecteur d’influence de la Turquie réside dans ce qu’elle représente aux yeux des Turcs-Chypriotes. Cette société est le théâtre d’une confrontation entre un camp « pro-rapprochement avec l’UE » (à travers la défense d’une identité chypriote et la réunification avec la République de Chypre) et un camp « pro-rapprochement avec la Turquie » (à travers la revendication d’indépendance et la défense d’une identité turque). Ce dernier camp, dominé par les partisans de l’UBP (Parti de l’unité nationale, du président actuel Ersin Tatar, fondé par Rauf Denktas), dominent à la fois la présidence et le gouvernement minoritaire nommé le 9 décembre 2020. S’ils appuient la politique étrangère turque, ses représentants ont surtout toujours défendu leurs propres intérêts, notamment en gérant à leur avantage la redistribution des terres et des propriétés prises aux Grecs-Chypriotes après la guerre.

Le soutien à la Turquie dépasse toutefois ce clivage. Les « pro-Turquie » et les « pro-UE » divergent bien sur certaines positions clés. Par exemple, les partis pro-UE proposent de limiter les naturalisations des résidents turcs, présentées comme une menace pour la survie culturelle et politique de la communauté (ils représentent 60 000 citoyens de la RTCN, soit 28 % des 215 000 estimés au total), même si les candidats travaillent de manière régulière à Chypre-Nord depuis des années ou sont légalement en droit d’en faire la demande. Les partis pro-Turquie défendent une politique d’accès à la nationalité plus « libérale », sur la base de l’appartenance commune à une même nation, qui vient nourrir des stratégies clientélistes.

Ils partagent toutefois deux objectifs : maintenir une certaine autonomie politique interne, que ce soit sous la forme d’un « État indépendant » sous tutelle turque ou sous celle d’un « État fédéré » au sein d’une Chypre unie, et développer l’économie locale. La « lutte contre les embargos », unanimement partagée, même par les indécis, est une illustration de ce consensus. Cette expression ne désigne pas un package de sanctions à proprement parler, mais est utilisée pour décrire un ensemble de mesures politiques, juridiques et administratives disparates, issues d’interprétations successives des résolutions de l’ONU depuis 1974 par certains organes politiques et judiciaires internationaux comme la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) ou l’UE, parfois à la suite d’un lobbying de la République de Chypre. Ces mesures entraînent effectivement une limitation, ou une altération substantielle de l’accès des habitants de RTCN à l’espace international : impossibilité de participer à des compétitions sportives internationales sous le drapeau officiel, impossibilité pour l’État de souscrire à des emprunts internationaux, etc.

Les acteurs économiques se font particulièrement entendre : la situation n’empêche pas les exportateurs d’avoir accès au marché européen, mais les prive d’accords douaniers avantageux. L’industrie touristique, industrie phare, se plaint de devoir imposer à ses clients une correspondance en Turquie face à l’impossibilité de mettre en place des vols directs. L’enseignement supérieur transnational, qui a émergé en deux décennies pour devenir de fait le moteur de l’économie, ne peut ni participer à l’Espace européen de l’enseignement supérieur ni bénéficier de financements européens ou de programmes comme Erasmus.

Capture d’écran du site officiel de promotion des universités de Chypre-Nord.

L’industrie locale s’est par conséquent construite en appui sur la Turquie, faisant des entrepreneurs locaux des avocats pragmatiques du maintien de relations étroites avec la « Mère Patrie ». Les résidents turcs comptent pour environ deux tiers des 195 000 résidents étrangers (militaires et leurs familles compris). Les grands hôtels et casinos, dont plusieurs appartiennent à des Grecs-Chypriotes, reposent sur les investissements et sur la clientèle turcs. Les universités peuvent vendre des diplômes reconnus dans le monde en grande partie grâce à leur intégration au système turc d’enseignement supérieur, ce qui permet au pays de se targuer d’héberger plus de 100 000 étudiants étrangers – turcs, mais aussi originaires d’Afrique subsaharienne et du Moyen-Orient.

Seul bailleur international disposé à appuyer l’administration de RTCN, qui reste le plus grand employeur du pays, la Turquie a assuré entre 15 et 30 % de son budget depuis 2007. Ces dernières années, elle a mis en œuvre plusieurs « grands projets », dont un pipeline d’eau potable depuis la ville de Mersin, et un hôpital dédié à la pandémie. Populaires, même s’ils s’accompagnent d’un investissement beaucoup très décrié dans l’infrastructure religieuse, ils sont bien plus visibles que les discrets projets locaux de l’UE, qui y a tout de même consacré au moins 520 millions d’euros entre 2007 et 2018, la même somme que pourl’État candidat du Monténégroavec une population deux fois moins importante, mais sans pouvoir financer directement les pouvoirs publics.

En somme, beaucoup, dans cette communauté de petite taille où les réseaux politiques, économiques et familiaux s’entrelacent, ont potentiellement à perdre d’un processus de réconciliation qui verrait la Turquie s’éloigner et qui leur imposerait une mise aux normes européennes, une ouverture à la concurrence, le versement potentiel de compensations aux Grecs-Chypriotes ou la restitution de certaines terres prises en 1974.

 

Une réunification impossible ?

Pourtant, une partie importante de la population défend la réunification et l’adhésion européenne. Les Turcs-Chypriotes ont voté à 74 % pour la réunification en 2004 et avaient élu le président pro-réunification Mustafa Akinci en 2015. Mais les partis politiques pro-séparation se sont appuyés sur la lassitude générale après l’échec des dernières négociations en 2017 pour appeler à prendre acte de l’échec du processus de réunification. C’est aussi ce sentiment qui explique la victoire du pro-turc Ersin Tatar à la présidentielle d’octobre 2020.

Toutefois, tout n’est pas joué à Chypre-Nord. Les négociations semblent compromises, et la position qu’Ankara transmettra sur le sujet à l’envoyée spéciale du Secrétaire général de l’ONU dans les jours qui viennent devrait se tenir à la solution à deux États. Mais Erdogan a été reçu par des manifestants opposés à sa ligne qui n’ont pas hésité à aller à l’encontre des avertissements de la police locale. Et si la présidence semble acquise à Tatar pour cinq ans minimum, le régime parlementaire turc-chypriote donne la primauté au premier ministre. Le gouvernement minoritaire doit organiser des élections anticipées en septembre 2021. Le véritable test démocratique pourrait avoir lieu à ce moment-là.


Théotime Chabre, Doctorant en sociologie et sciences politiques, Aix-Marseille Université (AMU)

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