Ecrit par Darren Byler, Lecturer in Anthropology, University of Washington
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons.

Entre 2011 et 2018, j’ai consacré plus de 24 mois à des recherches ethnographiques sur les migrants Han et Ouïghours dans la région autonome ouïghoure du Xinjiang, dans le nord-ouest de la Chine. Pendant cette période, j’étais affilié au Xinjiang Arts Institute, ce qui m’a permis de m’entretenir avec des centaines de membres de ces deux groupes ethniques. Comme je lis et parle l’ouïghoure et le chinois, j’ai pu communiquer avec eux dans leur propre langue.

Les Ouïghours, une minorité musulmane d’environ 12 millions de personnes du nord-ouest de la Chine, sont aujourd’hui contraints par la police d’avoir toujours sur eux leur smartphone et une pièce d’identité mentionnant leur ethnicité, sans quoi ils risquent d’être placés en détention.

Au tout début de mes recherches dans la région, l’utilisation du smartphone n’était pas aussi strictement contrôlée par la police. J’ai ainsi pu observer comment l’usage de la technologie, au début libérateur, est peu à peu devenu une contrainte pour cette minorité.

Un scanner numérique

Chaque fois qu’ils franchissent l’un des milliers de points de contrôle de médias numériques et de portiques à reconnaissance faciale récemment installés aux frontières administratives, aux entrées d’espaces religieux et de centres de transport, la photo figurant sur leur pièce d’identité est comparée à leur visage.

S’ils essaient de passer sans avoir sur eux les pièces exigées, un scanner numérique alerte la police.

Même en respectant les règles imposées, les Ouïghours ne sont pas toujours à l’abri des problèmes. Lors de contrôles aléatoires, la police peut demander à quelqu’un de lui remettre son téléphone portable déverrouillé afin qu’elle l’examine manuellement ou la branche à un dispositif d’analyse.

Les smartphones comme outil d’autonomie

Les régions à majorité ouïghoure situées à la frontière avec l’Asie centrale n’ont été complètement intégrées dans le territoire chinois que dans les années 2000. Dans les faits, elles ont été colonisées lorsque des millions de Hans de confession non musulmane se sont installés dans leur communauté dans les années 1990 et 2000 pour y extraire des ressources naturelles telles que le pétrole et le gaz naturel.

Auparavant, les Ouïghours vivaient de façon beaucoup plus autonome dans des villes et villages oasis en plein désert, menant une vie semblable à celle des Ouzbeks en Ouzbékistan, avec qui ils partagent une histoire et une langue similaires.

En 2011, le gouvernement chinois a mis en place des réseaux 3G dans la région autonome ouïghoure du Xinjiang. Peu après, des smartphones peu chers ont envahi les étals des marchés locaux et les Ouïghours ont commencé à utiliser la nouvelle application de réseau social WeChat.

L’utilisation de WeChat, qui appartient à l’entreprise chinoise Tencent, s’est généralisée dans tout le pays en 2012 suite à l’interdiction de Facebook et de Twitter en 2009.

Des millions de villageois ouïghours ont adopté les smartphones comme un objet courant du quotidien. À l’époque, ils l’utilisaient d’une manière absolument singulière : tandis que, dans le reste de la Chine, les communications sur les réseaux sociaux se faisaient en chinois, les Ouïghours utilisaient l’alphabet arabe, ce qui leur permettait d’échanger dans une sorte de langage codé incompréhensible pour les censeurs gouvernementaux.

Quand j’ai commencé mon projet d’étude, je m’intéressais à la manière dont la culture en ligne contribue aux identités musulmane, chinoise et occidentale, et dont elle rapproche des gens d’origines ethniques différentes.

Un usage différent d’Internet

J’ai découvert que les Ouïghours utilisaient aussi Internet différemment. Sur les sites classiques, où la communication se faisait forcément par écrit, les internautes ouïghours souffraient d’une censure plus stricte car les autorités chinoises les considéraient comme des terroristes potentiels. Ce qui leur a valu cette image, c’est la longue lutte menée par les Ouïghours contre la manière dont leur nation, qui a connu une brève indépendance, a été incorporée par la Chine et contre les limites imposées à leurs pratiques religieuses, engendrant parfois des soulèvements violents.

Avec WeChat, les Ouïghours ont pu faire circuler de courts messages audio et vidéo, et des images favorisant le développement de forums semi-autonomes en ouïghour oral, à partir de 2012.

Au départ, les autorités chinoises n’avaient pas les capacités techniques pour surveiller et contrôler cette langue orale ou le texte en ouïghour incrusté dans des mèmes. Elles pouvaient activer ou couper l’Internet ouïghour, mais pas contrôler ce que les Ouïghours se disaient entre eux, car elles ne parlaient pas leur langue.

D’après des centaines d’entretiens et mes propres observations, les Ouïghours utilisaient ces forums pour discuter de faits culturels, d’événements politiques et d’opportunités économiques en dehors de leurs communautés locales.

En seulement quelques années, des enseignants musulmans en ligne de la région et dans d’autres zones à fortes populations musulmanes, comme la Turquie et l’Ouzbékistan, se sont fait une renommée via les médias sociaux ouïghours. Leur message tournait surtout autour de la piété, avec des conseils pratiques sur ce qui est halal, la bonne manière de s’habiller ou de prier.

D’après les universitaires Rachel Harris et Aziz Isa, la grande majorité de ceux qui ont commencé à étudier l’islam sur smartphone voulaient simplement se renseigner sur la pratique de cette religion dans le monde moderne, ce qu’ils ne trouvaient pas suffisamment dans les mosquées gérées, et censurées, par l’État.

Un nouvel espace de surveillance

L’État chinois ne voyait pas les choses ainsi.

Pour les autorités, l’apparence et les pratiques musulmanes des Ouïghours, comme ces jeunes qui se laissaient pousser la barbe et priaient cinq fois par jour, étaient des signes d’une pseudo- radicalisation de la population ouïghoure.

L’État a commencé à faire le lien entre des incidents violents tels que l’attentat suicide dans la ville de Kunming, dans l’est du pays, et la « talibanisation » des Ouïghours, comme me l’ont expliqué les représentants du gouvernement.

En réponse, les autorités ont initié une « lutte populaire contre le terrorisme ». Elles ont commencé à utiliser des techniques anti-insurrectionnelles, lançant une sorte d’opération militaire qui s’appuie sur une collecte massive de renseignements afin de surveiller la population ouïghoure.

Dans le cadre de ce processus, une collecte de données biométriques – telles que l’ADN, des enregistrements de voix haute fidélité et des images faciales visant toute la population de la région – a démarré en 2016 afin de surveiller les activités des gens sur WeChat et dans leur vie quotidienne grâce à leur signature vocale et leur empreinte faciale.

Les autorités ont aussi lancé un processus d’entretiens, interrogeant des millions d’Ouïghours et d’autres minorités musulmanes pour déterminer qui pouvait être considéré comme digne de confiance ou « normal », selon les formulaires officiels d’évaluation de la population. Pour cela, l’État passait en revue le réseau social de chacun, ainsi que l’historique de sa pratique musulmane, tant dans la communauté locale que sur Internet.

La population de cette région comptant en tout près de 15 millions de musulmans, dont d’autres groupes ethniques comme les Kazakhs, les Hui, les Kirghizes ou les Tadjiks, ces évaluations et points de contrôle des activités ont nécessité la mobilisation de plus de 90 000 policiers et plus de 1,1 million de fonctionnaires.

Les forces de sécurité sont essentiellement composées de Hans, le groupe ethnique qui a colonisé la région. Ils ne sont pas musulmans et ne parlent pas l’ouïghour. Dans les entretiens que j’ai réalisés, beaucoup qualifient la culture ouïghoure d’« arriérée », « primitive », voire « dangereuse ».

Pour faciliter ce processus d’évaluation, les autorités ont aussi chargé des entreprises de technologie privées chinoises de développer des logiciels et des équipements capables de passer au peigne fin les images, les vidéos et les enregistrements de voix stockés dans l’application WeChat de n’importe quelle personne, en quelques secondes à peine.

Le piège

Ce processus a désigné près de 1,5 million d’Ouïghours et d’autres musulmans comme des individus « non fiables » et donc destinés à la détention ou à la rééducation dans un vaste système de camps d’internement.

D’après les dossiers d’approvisionnement du gouvernement, il apparaît qu’aucun recoin de ces camps n’échappe aux caméras de surveillance et que les employés sont souvent équipés de tasers et d’autres armes.

Dans les camps, qui s’apparentent à des prisons, les détenus étaient parqués dans des cellules-dortoirs surpeuplées où ils étudiaient le chinois, apprenaient la pensée politique de Xi Jinping, le secrétaire général du parti politique au pouvoir, et confessaient leurs crimes passés, bien souvent liés à leur utilisation de l’Internet.

Plus de 10 % de la population adulte ayant été envoyée dans ces camps, des centaines de milliers d’enfants ont été séparés d’au moins l’un de leurs parents. Un grand nombre d’enfants de la région sont aujourd’hui maintenus dans des internats ou des orphelinats gérés par des fonctionnaires non musulmans.

Effacer l’identité

Aujourd’hui, l’Internet ouïghour commence à se confondre avec le chinois. On dissuade les Ouïghours d’écrire ou parler dans leur langue ou de célébrer leur culture. Ils doivent plutôt publier des déclarations, écrites en chinois, attestant de leur loyauté à l’État.

Comme le montrent mes recherches, l’Internet ouïghour est passé d’un espace favorisant l’épanouissement culturel de cette population à un espace qui contrôle beaucoup d’aspects de leur vie.

Auparavant, les Ouïghours y publiaient de courtes vidéos, de la poésie, de l’art et de la musique. Ils y critiquaient la violence policière et défendaient leurs coutumes sociales, opposées à la consommation ostentatoire et la corruption économique.

Lors de mon dernier séjour dans la région, en 2018, mes interlocuteurs m’ont confié que l’Internet ouïghour était devenu un « piège » auquel ils ne pouvaient plus échapper.


Traduit par Valeriya Macogon pour Fast ForWord.The Conversation

Darren Byler, Lecturer in Anthropology, University of Washington

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.