Ecrit par Lina Kennouche, Doctorante en géopolitique, Université de Lorraine
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons.

Quelques jours après une explosion meurtrière d’un entrepôt renfermant 2750 tonnes de nitrate d’ammonium, le Liban est secoué par des manifestations et une cascade de démissions qui traduisent une exacerbation de la confrontation politique interne sur fond de bras de fer géopolitique régional.

L’explosion d’un stock de nitrate d’ammonium entreposé dans le port de Beyrouth, depuis 2014, dont le potentiel terriblement dévastateur était connu, incarne une énième illustration mortifère de la corruption endémique qui caractérise le système libanais.

Un échiquier politique bouleversé

Dans le même temps, des hommes politiques se sont saisis de ce contexte pour régler violemment leurs comptes. Plusieurs députés ont démissionné : Marwan Hamadé (du bloc de la Rencontre démocratique du leader druze Walid Jumblatt), suivi de tout le bloc parlementaire des Phalanges.

Fragilisé par le départ de plusieurs ministres, le gouvernement de Hassan Diab, nommé fin 2019, a annoncé à son tour sa démission le 10 août, sur fond de campagne médiatique enjoignant le président libanais Michel Aoun de renoncer au pouvoir.

Or, ces deux figures sont considérées comme les principaux soutiens politiques du Hezbollah parti chiite libanais allié à l’Iran.

La force du Hezbollah, du sud du Pakistan à Gaza

Le Hezbollah est une force incontournable sur l’échiquier libanais et joue depuis 2012 un rôle clef sur la scène régionale.

Il n’a cessé au fil des années de confirmer sa puissance militaire, révélée en 2000 dans le contexte de l’évacuation inconditionnelle d’Israël de la majeure partie du territoire libanais – occupée depuis 1978.

En 2006, le parti a montré sa force de frappe lors de la guerre des trente-trois jours contre le Liban – le rapport de la commission d’enquête israélienne Winograd concluant à un échec militaire israélien.

Carte du système de défense stratégique du Hezbollah, en juillet 2006.
Système de défense stratégique du Hezbollah, en juillet 2006. Matt M. Matthews US army/Wikimedia, CC BY

À partir de 2012, en s’impliquant activement dans plusieurs conflits, du sud du Pakistan à Gaza et auprès de divers alliés sur cet axe, l’organisation a consolidé son ancrage régional.

En effet, dans l’engrenage de la crise syrienne, le Hezbollah a su transformer la menace qui pesait sur l’organisation – se retrouver enclavée en cas de défaite militaire sans débouché syrien – en opportunité, en renforçant sa force de frappe balistique et sa capacité à mener des opérations offensives.

Il a parallèlement considérablement développé son arsenal militaire au sud-Liban et fortifié ses positions grâce au glissement des moyens militaires et à l’amélioration de ses capacités dans le domaine du renseignement.

Ainsi ces deux dernières années, dans une logique régionale visant à contenir l’influence iranienne, le terrain libanais a occupé une place importante et l’enjeu s’est cristallisé autour du Hezbollah.

Depuis octobre 2019 et l’irruption du mouvement de contestation au Liban, le parti – qui a cherché à redorer son blason avec la crise sanitaire – est décrié par une partie des Libanais.

Ces derniers lui reprochent ses jeux d’alliance dans une société traversée par des contradictions communautaires, sociales et nationales. Aujourd’hui, la catastrophe ravive les antagonismes et la défiance contre le Hezbollah dans un contexte de confrontation exacerbée entre l’Iran et ses alliés d’un côté, les États-Unis, Israël, l’Arabie saoudite et les Emirats de l’autre.

Le Hezbollah mis sous pression sur tous les fronts

Les adversaires politiques du Hezbollah, accusent l’organisation d’avoir délibérément ignoré l’existence de la cargaison à l’origine de la catastrophe, attaque à laquelle a répondu, le secrétaire général du parti dans son allocution télévisée le 7 août dernier, en ironisant sur le fait qu’il était plus informé sur le port de Haifa, en Israël, que celui de Beyrouth.

Et pour cause le Hezbollah se présente à l’opinion libanaise d’abord comme un mouvement dont la vocation première est la résistance à l’état d’Israël et non comme un acteur ayant un agenda politique en interne.

Or, c’est précisément pour cela que certains militants de gauche, soutiens du Hezbollah, s’interrogent sur les objectifs de l’organisation. Parties prenantes des mouvements de contestation populaire au Liban, ces collectifs ne comprennent pas la direction prise par le parti chiite.

Mais l’organisation est surtout considérée comme la principale responsable de la politique de pression américaine à l’encontre du Liban, illustrée notamment par les sanctions contre des hommes d’affaires et des banques libanaises, en raison de son lien organique avec l’Iran et de son implication dans les conflits régionaux.

Les États-Unis, la Grande-Bretagne et plus récemment l’Allemagne considèrent en effet ce parti comme une organisation terroriste.

Depuis le 4 août, l’hypothèse d’un bombardement ou d’un sabotage a très largement été véhiculée dans la presse, même si jusque-là aucune preuve n’a été avancée, le président libanais ayant lui-même évoqué cette piste.

Ce développement intervient dans un contexte géopolitique régional de durcissement de la confrontation entre l’axe Hezbollah- Syrie – Irak – Iran, et la coalition américano-israélo-saoudienne qui se traduit par une véritable guerre hybride dans laquelle la réalisation des objectifs stratégiques suppose une combinaison de moyens politiques, économiques, militaires et cybernétiques.

Des confrontations de plus en plus tendues

En juillet, l’intensification des raids israéliens contre des positions militaires des alliés du Hezbollah en Syrie a tué plusieurs combattants.

Elle fait aussi suite à une série d’attaques « israéliennes » contre des sites stratégiques iraniens depuis le 25 juin dernier, comme celle présumée sur une usine à centrifugeuse à Natanz.

Tandis qu’Israël multiplie les démonstrations de force, Washington, de son côté, use de pressions maximales contre Téhéran afin d’entraver et affaiblir durablement son développement militaire et balistique, ainsi que celui de ses alliés.

Si officiellement les autorités israéliennes ont feint de se montrer solidaires de la tragédie libanaise, cette attitude a été qualifié de « vaste blague » sur les réseaux sociaux libanais tandis que Haaretz dénonce un « spectacle abject d’hypocrisie ». La veille de l’explosion, dix violations aériennes israéliennes ont été enregistrées par le commandement de l’armée libanaise.

C’est dans cette configuration que le Hezbollah est sévèrement critiqué par ses adversaires politiques libanais (notamment le Courant du Futur et les forces Libanaises) qui considèrent que par la nature de ses alliances, il entraîne le Liban dans une polarisation régionale à l’heure où la neutralité du pays lui épargnerait les affres des conflits voisins.

Influences extérieures

Alors que la catastrophe humanitaire fait ressurgir des tensions internes, pour les rivaux de l’Iran, l’Arabie saoudite et les Émirats, ce drame offre un contexte propice pour tenter d’influer sur l’opinion libanaise et retourner une partie de la base sociale du Hezbollah contre lui.

Le traitement médiatique de chaînes saoudiennes, à l’exemple d’Al arabiya, a par ailleurs mis en lumière les réserves de Riyad vis-à-vis des positions prises par le président français, lors de sa visite à Beyrouth, espérant sans doute une réaction plus ferme à l’égard du Hezbollah.

Mais Emmanuel Macron ne s’est pas rallié spontanément à la position de Washington et à déployé des efforts de conciliation entre les sensibilités politiques différentes invitant les chefs de tous les groupes parlementaires à s’asseoir avec lui, le 6 août dernier.

Un effort de médiation

À l’issue de cette rencontre, le tête à tête de Macron avec le chef du groupe du Hezbollah, Mohammad Raad, a marqué, à la fois, sa différence d’approche avec Washington qui ne reconnaît ni le Hezbollah, ni le gouvernement démissionnaire de Hassan Diab considéré comme étant sous l’influence de l’organisation, et son intention de jouer les médiateurs entre Washington et la partie libanaise.

Lors de son entretien téléphonique avec Donald Trump, le 7 août, le président français n’a pas manquer de souligner à son homologue « que la politique de sanctions et de désertion américaine, ainsi que la fin de l’aide des pays du Golfe, faisait le jeu de l’Iran et du Hezbollah au Liban ».

De leurs côtés, Saoudiens et Émiratis ont exigé, lors de la réunion dimanche des donateurs internationaux en soutien au Liban, que l’aide soit accordée directement aux Libanais sans passer par les institutions étatiques.

Cette aide pourrait également servir de levier pour l’imposition d’autres conditionnalités politiques comme des garanties sur le contrôle de la frontière entre le Liban et la Syrie pour empêcher l’entrée des armes du Hezbollah.

Un tourbillon de violences

Dans ce climat tendu, le tribunal spécial pour le Liban, devrait rendre prochainement son verdict quant au procès de quatre personnes accusées d’avoir fomenté l’assassinat de l’ex-Premier ministre libanais Rafic Hariri le 14 février 2005.

Cet assassinat a entraîné une extrême instabilité au Liban et la polarisation excessive du paysage politique entre le mouvement du 8 mars (pro-syrien) et celui du 14 mars réclamant le départ des troupes syriennes, sur fond de bras de fer géopolitique entre l’Arabie saoudite et l’Iran.

Dans le contexte actuel, un verdict d’inculpation de membres du Hezbollah pourrait renforcer la pression en interne et la volonté des adversaires politiques alliés à des puissances rivales de l’Iran d’isoler davantage l’organisation. Cela risque d’entraîner le pays dans une spirale de violences à l’heure où la priorité est de définir les responsabilités, de produire un changement qualitatif dans la gestion des institutions publiques et de s’accorder sur les modalités de la reconstruction d’un pays ruiné et à bout de souffle.


Lina Kennouche, Doctorante en géopolitique, Université de Lorraine

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