Ecrit par François Lafargue, Professeur de géopolitique et d'économie asiatique, PSB Paris School of Business – UGEI.
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons.

Dans l’esprit du grand public, l’Éthiopie demeure associée aux images des dramatiques famines du milieu des années 1980, qui avaient suscité une grande émotion et une large mobilisation des organisations caritatives internationales. Ces funestes années sont maintenant bien lointaines. Si l’Éthiopie reste classée par la Banque mondiale parmi les pays les moins avancés (PMA), avec un revenu per capita de 2 300 dollars par an (au 174e rang mondial sur 190), elle symbolise néanmoins le dynamisme économique de l’Afrique, comme le résume le slogan de la compagnie aérienne nationale Ethiopian Airlines, « The new spirit of Africa ».

Depuis quinze ans, le taux de croissance annuel n’a jamais été en deçà de 7 %, et le revenu par habitant a été multiplié par trois. Mais cette réussite incontestable – et saluée par les institutions financières internationales – demeure extrêmement fragile, et le prochain scrutin législatif, prévu initialement cet été mais ajourné sine die à cause de l’épidémie de coronavirus, risque d’exacerber les tensions ethniques et économiques déjà perceptibles dans le pays. Pour paraphraser Andreï Amalrik, l’Éthiopie survivra-t-elle en 2025 ?

Une transition institutionnelle imparfaite

Si l’Éthiopie cultive fièrement son image de premier pays d’Afrique converti au christianisme (dès le IVe siècle) et de plus ancienne civilisation du continent, ses frontières sont récentes puisque les terres méridionales (qui correspondent principalement aux provinces actuelles de l’Oromya et de la Somalie) n’ont été conquises qu’à la fin du XIXe siècle sous le règne de Ménélik II. Les populations, en majorité de confession musulmane, furent réduites au servage. Leur ressentiment fut à l’origine de la fondation de mouvements insurrectionnels, violemment réprimés tant sous l’empereur Hailé Sélassié (1941-1974) que lors de la dictature militaire, la sinistre période de la « Terreur rouge » sous la férule d’Hailé Mengistu (1977-1991).

En mai 1991, Mengistu fut contraint de quitter le pouvoir, après plusieurs revers militaires subis face à deux guérillas séparatistes, le Front populaire de libération du Tigré (FPLT) et le Front populaire de libération de l’Érythrée (FPLE).

Le FPLT, dirigé par Meles Zenawi, prit le pouvoir à Addis-Abeba. Dans un souci de rassemblement national, il s’élargit à toutes les nations du pays pour former le Front démocratique révolutionnaire du peuple éthiopien (FDRPE). Mais au sein de cette coalition électorale, le FPLT restait le primus inter pares. Après le décès de Meles Zenawi (2012), la minorité tigréenne (qui représente 6 % de la population), très présente dans l’appareil de sécurité, a vu son rôle s’amoindrir, alors que les mouvements de contestation s’amplifiaient contre un régime de plus en plus autoritaire. Le FDRPE n’a pu se maintenir au pouvoir que grâce à des fraudes massives lors des différents scrutins législatifs (il détient la totalité des sièges dans l’actuel Parlement).

Vers l’implosion ?

Le prochain scrutin législatif, le 6e, depuis l’adoption de la nouvelle Constitution en 1994, est celui dont le résultat reste le plus incertain. En novembre 2019, l’actuel premier ministre Abiy Ahmed, conscient du discrédit du FDRPE, a décidé de le dissoudre pour fonder une nouvelle formation, le Parti de la prospérité, qui se veut plus représentatif de toutes les minorités du pays (en associant huit formations électorales) et surtout plus démocratique. Mais le Front populaire de libération du Tigré a refusé de rejoindre cette alliance, qui consacrait l’effacement de la minorité tigréenne sur la scène politique.

Les régions de l’Éthiopie. geocurrents.info

Ces élections risquent de raviver les tensions ethniques latentes. Des revendications identitaires dont l’expression fut mise sous le boisseau pendant plusieurs décennies resurgissent aujourd’hui. La population de l’Éthiopie est constituée de près d’une centaine de peuples dont les principaux sont les Oromos (près de 40 %, en majorité musulmane), les Amharas (27 %, chrétiens) et les Tigréens (6 %, chrétiens également). Les Tigréens se perçoivent comme les fondateurs de l’Éthiopie, mais ils furent marginalisés à partir du XIXe siècle à cause de l’annexion d’une partie du Tigré par l’Italie (en 1889) et de l’influence exercée par la noblesse amhara auprès de l’empereur Ménélik II (1889-1913).

Abiy Ahmed est de père oromo et de mère amhara ; mais étant de religion chrétienne, il reste assimilé à l’élite du nord qui dirige le pays depuis 1991, d’autant qu’il a précédemment été à la tête une agence de renseignement militaire. Il a face à lui un redoutable adversaire en la personne du journaliste Jawar Mohammed, d’origine oromo, qui prétend canaliser la contestation populaire en se présentant comme le premier opposant au régime en place.

Né en Éthiopie en 1986, Jawar Mohammed s’est installé aux États-Unis après ses études pour fonder le groupe de presse Oromia Media Network. Il n’a cessé pendant une dizaine d’années de dénoncer les violations des libertés publiques commises par le gouvernement éthiopien et fut l’un des organisateurs des manifestations qui provoquèrent la démission du premier ministre Hailé Mariam Desalegn (2012-2018). Ses détracteurs dénoncent ses discours séditieux (puisqu’il menace de soutenir la sécession de l’Oromiya) comme ses appels à la violence en s’appuyant sur un mouvement de jeunesse, les Qeerros.

En outre, à la ligne de fracture traditionnelle entre les populations amharas et tigréennes de confession chrétienne du nord et celles islamisées du sud (vivant dans les provinces de l’Oromya, l’Harar et la Somalie) s’ajoute désormais un troisième clivage, économique.

Les clivages économiques

Si l’Éthiopie se classe toujours parmi les pays les plus corrompus au monde, et dont l’indice de développement humain demeure très faible (173e rang mondial), il convient néanmoins de relever les progrès manifestes obtenus depuis 20 ans.

L’Éthiopie est désormais le 5e producteur mondial de café, le 4e exportateur de fleurs et développe une base industrielle, avec la présence d’entreprises étrangères comme les constructeurs automobiles Lifan ou Peugeot (qui vient d’ouvrir une usine d’assemblage à Wukro, dans la région du Tigré).

Addis-Abeba, capitale d’un pays en profonde transformation. François Lafargue, Author provided

En quinze ans, une dynamique industrie de la confection et de l’habillement s’est bâti une solide réputation grâce aux coûts de main-d’œuvre très faibles qu’offre le pays (à titre d’exemple, le coût mensuel d’un ouvrier s’établit autour de 40 dollars) et à la disponibilité d’un vaste cheptel, qui permet de disposer de matières premières comme les peaux d’animaux. Mais ce développement économique a surtout profité aux régions du sud, où les musulmans sont majoritaires (comme dans les provinces de l’Oromya, de Somalie et de l’Harar). Ces régions bénéficient de la proximité avec les ports de Djibouti et de Berbera au Somaliland et sont desservies par la ligne ferroviaire reliant Djibouti à Addis-Abeba.

Trois scénarios envisageables

Trois hypothèses se dessinent aujourd’hui :

  • La victoire du Parti de la prospérité risque d’accentuer le ressentiment de la minorité oromo et de provoquer de graves troubles politiques comme ceux qui déchirèrent le pays à la fin de l’année 2019. L’instauration de l’état d’urgence (comme ce fut le cas après les manifestations qui suivirent le scrutin contesté de 2015) entraînera un funeste engrenage de manifestations/répressions qui peut in fine aboutir à une guerre civile.

  • Abiy Ahmed forme un gouvernement d’union nationale pour tenter de satisfaire toutes les minorités du pays, mais cet équilibre entre les différentes communautés sera très complexe à tenir.

  • La victoire de l’opposition sera interprétée comme celle de la minorité oromo, une forme de « revanche de l’Histoire », et risque de ne pas être acceptée, par des peuples comme les Tigréens, qui préfèreront peut-être l’indépendance plutôt que la soumission à leurs anciens vassaux.

En attribuant le prix Nobel de la paix à Abiy Ahmed à l’automne 2019, le Comité Nobel norvégien récompensait les efforts menés par ce pays, notamment afin d’apaiser les tensions avec l’Érythrée. Cette distinction a surpris les observateurs de la région, qui dénoncent régulièrement les abus de ce régime autoritaire et les faibles efforts engagés pour une concorde nationale. Car comme le soulignait Alain Gascon voici déjà trente ans, l’Éthiopie risque de devenir les Balkans de l’Afrique…The Conversation

 

François Lafargue, Professeur de géopolitique et d'économie asiatique, PSB Paris School of Business – UGEI

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