Ecrit par Mohamed Arbi Nsiri, Docteur en histoire ancienne, Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons.

En Afrique francophone, les historiens face au grand retour du « roman national »

Le site archéologique de Timgad, en Algérie, dite « la Rome africaine ». Wikipédia, CC BY-SA

Mohamed Arbi Nsiri, Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières

Dans la seconde moitié du XXe siècle, le discours officiel portant sur le passé des pays de la région MENA (Moyen-Orient et Afrique du Nord) et de l’Afrique subsaharienne était très largement lié à ce qu’on appelle le roman (ou le récit) national. Le corpus des textes produits par les historiens engagés dans le processus de la construction étatique durant les années 1960-1990 témoigne de l’importance de l’arrière-plan identitaire de ce discours sur le passé qui servait à fortifier un sentiment d’appartenance et à faire de l’État-nation l’aboutissement d’une longue histoire en partie cohérente.

Le fait que les politiciens africains de cette époque postcoloniale aient cherché une légitimation identitaire dans le passé de leur pays n’est certes pas tout à fait anodin. Cela fait en quelque sorte de l’histoire une « théologie masquée », selon la fameuse expression de Friedrich Nietzsche.

La conception linéaire de l’histoire qui a régné dans cette partie du monde entre les années 1960 et 1990 dissimule, évidemment, la représentation d’un espace doté d’une toute aussi longue histoire. La narration historique s’est donc appuyée essentiellement sur une continuité, à vrai dire non historique, mais géographique.

Dans les écoles, on nous aurait inculqué une sorte de catéchisme récité de génération en génération. Il n’aurait jamais varié depuis… mais depuis quand ? Depuis que la Tunisie est la Tunisie ? Depuis que l’Algérie est l’Algérie ? Depuis que le Maroc est le Maroc ? Depuis que le Sénégal est le Sénégal… (etc.) ? Mais l’histoire dans son sens savant dit qu’il est impossible de donner une date de naissance à un pays ou à une nation. Pourtant, plusieurs hommes et femmes de plume ont défendu l’idée d’une « histoire nationale » que l’on dit inamovible, un récit immobile qui prouve l’enracinement et l’ancienneté de ces jeunes nations.

La « vérité historique » : une voie parmi d’autres

Il n’est pas aisé de déterminer l’appropriation de la vérité par le discours historique. Le philosophe Paul Ricœur a noté à cet égard que « c’est une attente du lecteur du texte historique que l’auteur lui propose un “récit vrai” et non une fiction. La question est ainsi posée de savoir si, comment, et jusqu’à quel point, ce pacte tacite de lecture peut être honoré par l’écriture de l’histoire ». Ricœur a écrit ce texte dans un contexte marqué par le déclin des métarécits en Occident. Néanmoins, durant cette même période, dans la région MENA et en Afrique subsaharienne, on note une grande capacité des métadiscours à justifier leur validité.

Dans cette région, l’histoire, en tant que discours – puisqu’elle produit un propos culturel et social – est directement affectée à l’appareil étatique. Le processus de récolte de l’histoire-mémoire, parfois brut ou présentant une armature analytique encore réduite, occupa dès les années 1960 les esprits des décideurs politiques. En Tunisie par exemple, Mohamed Sayah ; plusieurs fois ministre de Bourguiba dont il était très proche, s’était consacré durant de longues années à l’écriture « officielle » de l’histoire du mouvement national, qui fait du président de l’époque le seul et unique héros de cette saga pour l’indépendance. Ce phénomène d’étatisation de l’écriture historique se retrouve également en Algérie, au Maroc et au Sénégal. Il relève, d’une façon directe ou indirecte, d’une envie politique de rattraper le retard de la modernité et de construire une conscience nationale forte, porteuse d’un rapport anachronique avec le temps historique.

Les zélateurs de cette démarche ont tendance à simplifier les notions et à renvoyer à quelques figures symboliques autour desquelles se construit la conscience de l’appartenance nationale (Hannibal pour les Tunisiens ; Massinissa pour les Algériens ; Tariq ibn Ziyad pour les Marocains ; les Pharaons pour les Égyptiens…). Ainsi, l’ancienneté de la nation devint une fiction-vraie pour une bonne partie des consommateurs de ce discours historico-identitaire.

Il est ainsi important pour les décideurs de cette partie du monde comme pour ceux qui composent la communauté nationale sachent comment le territoire qu’ils habitent s’est construit à travers l’histoire. Cependant, si on comprend immédiatement ce qu’est une nation et son rapport profond aux temps modernes, il est infiniment difficile de valider, du point de vue purement scientifique et académique, cette démarche anachronique de l’enracinement national dans le passé Antique et médiévale.

La Tunisie par exemple, en tant qu’État-nation, a été façonnée non par les Phéniciens mais par la dynastie des Husseinites (1705-1957). La même observation peut s’imposer pour la composition du roman national algérien, sénégalais, malien, etc. L’histoire de ces jeunes nations n’est pas le fruit de la réunion des époques qui se sont produites sur tel ou tel sol : la continuité géographique ne signifie absolument pas une continuité historique. Comment dès lors s’étonner, ou même regretter, que l’importance soit accordée à la fiction historique plutôt qu’à la vérité historique ?

Un lieu de mémoire : Musée Habib Bourguiba à Monastir (Tunisie).

Les usages de l’Histoire

À côté de l’histoire-vérité/histoire-fiction se développe, depuis quelques années, un usage de l’histoire, sans lien explicite ou prioritaire avec le savoir, qui fait du passé un objet de consommation immédiate.

L’histoire est ici un « exotisme », un ailleurs distrayant de par son altérité même, une projection qui se porte aisément sur les temps reculés. On pourrait arguer que ce dernier type d’activités culturelles peut aussi revendiquer une forme de savoir à travers le souci parfois méticuleux de reproduire la « réalité ». Au-delà des typologies, il convient donc de souligner l’ampleur de ces productions et consommations d’histoire, à large spectre social et politique : que l’on pense aux milliers de Tunisiens rassemblés à Monastir pour célébrer l’anniversaire du décès du leader Bourguiba ou aux Algériens de France qui se rassemblent en nombre pour découvrir l’exposition de l’Emir Abdelkader.

Dans l’espace africain de culture francophone, les fêtes historiques se multiplient dans le but d’inscrire le présent dans le passé. Il reste cependant à identifier les enjeux et les objets de cette saisie du passé.

Il y a toujours une histoire qui doit amener aux luttes présentes ; il y a aussi les productions identitaires locales, ou aussi l’histoire en « replay » qui essaie de bâtir des temporalités propres en distrayant. À la jonction de ces usages politiques et identitaires du passé, des collectifs se constituent pour appeler à de nouvelles lectures de l’histoire et à la valorisation publique de la Mémoire-historique.

Quant aux différents acteurs du monde médiatique – journalistes, producteurs, animateurs –, ils contribuent eux aussi à la mise en scène du passé et à la formation des « questions historiques ». Depuis quelques années maintenant, la radio, la télévision et les réseaux sociaux participent aux débats publics sur l’histoire, la mémoire collective, et le patrimoine.

Nous ne pouvons revenir ici en détail sur ces enjeux qui ont fait déjà l’objet de nombreux travaux d’historiens. Reste à signaler l’impact. En effet, la formation des questions historiques ou historiennes dans les médias et/ou sur les réseaux sociaux relève de logiques étrangères à la sphère savante, entre autres une logique d’actualité, liée à une mentalité de dévoilement et d’habilitation. C’est ainsi que les médias ont pu consacrer une large place aux thèses les plus fantastiques sur les derniers Beys de Tunis, sur l’Empire du Mali ou les débuts des luttes d’émancipation anticoloniale en Algérie. Les historiens sont dès lors dans une position complexe face à des faiseurs d’histoire qui peuvent leur fournir une large audience, interroger leurs certitudes, faire émerger des sources (orales notamment), mais dont les cadres de formation du passé leur échappent amplement.

« Cette vengeance des peuples se trouve de nos jours dans les “livres noirs” qui évoquent les atrocités, voire les génocides, qui ont été commis dans l’histoire contemporaine. L’Archipel du Goulag d’Alexandre Soljenitsyne en est la plus grande illustration. Mais si l’indignation est justifiée, il faut encore plus respecter les règles de la méthode historique, au risque de paraître désacraliser les souffrances des victimes ». (Henri Laurens, Le passé imposé, Paris, Fayard, 2022, p. 85).

Les enjeux du « Memory Boom »

De ce « Memory Boom » émergent certains enjeux particuliers qui affectent le métier de l’historien ou, du moins, la définition des identités professionnelles.

La « public history » contemporaine, les enjeux de la mémoire collective, les formes commémoratives auxquelles se confrontent les historiens évoluent aujourd’hui dans une topographie incertaine. À l’évidence, le cadre national qui abritait souvent les usages publics de l’histoire, légitimes, ou plus discutés, n’est plus qu’une échelle parmi d’autres. L’engagement militant avait déjà largement fait usage de l’histoire, du passé, du temps, pour contester la prééminence officielle de l’État ou légitimer des cadres politiques choisis.

« Ce que peut l’histoire », Leçon inaugurale de Patrick Boucheron au Collège de France.

Depuis le début des années 2010, on observe dans plusieurs pays du Maghreb et de l’Afrique subsaharienne le retour du « roman national » via le « Memory Boom ». Il y a là une claire instrumentalisation de l’histoire et, plus largement, une lutte sur le terrain culturel. L’histoire se transforme ici en cadre figé dont on doit hériter et qu’il faut adopter tel quel.

C’est donc en tant qu’élément identitaire que le passé est valorisé. L’histoire qui se dessine est une histoire qui se veut identitaire et/ou patrimoniale. Cela oblige l’historien à fournir un effort intellectuel pour renouveler son outillage conceptuel et méthodologique. Il lui faut réfléchir sur les fondements d’une histoire qui ne soit plus récit du temps passé mais, comme toute science née des incertitudes induites par les nouvelles explications du monde, une histoire-question.

La connaissance historique permet d’habiter jusqu’à le faire sien un espace – que ce soit une ville, un pays ou une région du monde. Habiter un lieu suppose d’entretenir une familiarité, plus ou moins consciente et plus au moins savante, et méthodique, avec son passé, sans tomber dans l’anachronisme et les fausses interprétations d’un passé historique qui a sa propre philosophie, étrangère à celle de nos sociétés modernes et postmodernes.

Comme le dit Serge Gruzinski, dans L’Histoire pour quoi faire ?:

« Les cartes mémorielles sont partout en train d’être rebattues, davantage d’ailleurs par des artistes et des producteurs que par des historiens. Mais ceux-ci peuvent-ils les ignorer s’ils veulent réfléchir à ce que pourrait être l’écriture de l’histoire dans un contexte mondialisé en proie à la nouvelle hégémonie ? »

Le mémorialisme est donc la fabrique d’un immense malentendu avec la production historique dans sons sens savant. La poussée d’un mémorialisme fiévreux renouant avec un passé tragique proche semble avoir bousculé les acteurs de l’histoire sur les positions stables qu’ils occupaient jusque-là, mais ne règle aucune problématique historique. Ainsi, le rapport, intime mais aussi conflictuel, entre Histoire et Mémoire, reste ouvert. Car il est clair que chacun de ces deux domaines diffuse un discours différent par ses formes, par ses normes et par ses fonctions.The Conversation

Mohamed Arbi Nsiri, Docteur en histoire ancienne, Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières

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