Ecrit par Lionel Torres, Professeur en microélectronique, Université de Montpellier; Jean Sallantin, directeur de recherche émérite au CNRS, Université de Montpellier et Michel Robert, professeur de microélectronique, Université de Montpellier.
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons

Voilà maintenant plusieurs semaines que nous entendons parler du débat public pour réconcilier certaines strates politiques et des citoyens subissant de fortes frustrations. Mais finalement, qu’est-ce qu’un débat ? Quelles sont les règles ? Qu’est-ce qui en émane ? Quelles en sont les attentes ? Et que peut apporter le numérique dans un débat citoyen ?

Il est bon de rappeler que le débat existe depuis très longtemps dans nos sociétés (voir ci-dessous), mais sa forme actuelle ne répond pas aux besoins de véritables délibérations, de socialisation et d’éducation de nos sociétés contemporaines.

Aujourd’hui, le débat est appelé à reprendre tout son sens et toute son utilité. Il doit être un véritable outil de gouvernance. Il ne s’agit pas d’en faire un outil de démocratie participative, mais bien réellement un moyen de produire des propositions concrètes au service de tous.

Confiance et respect doivent être les fondements de ces nouvelles formes de débats. Si le débat présentiel reste indispensable, le débat numérique est mis par Internet à la portée de tous. Mais les réseaux sociaux ne sont-ils pas, au final, une source incontrôlée de débats, avec leur lot de bonnes et mauvaises pratiques ?

Et si le débat permettait de démêler raison, émotion et manipulation ? Pour Erasme, c’était folie d’imaginer que la raison puisse l’emporter sur la colère et la concupiscence. Pourtant, si le débat numérique caractérise les formes de vérités des arguments discutables, alors on pourrait mieux distinguer les arguments de raison, des propos de colère et des manipulations des parties prenantes avides de défendre leurs intérêts.

La science apporte ses formes de vérité aux débats

A Athènes, deux visions du débat s’opposaient. Platon se servait du débat comme un outil pédagogique, Aristote se servait de la logique pour contrer la rhétorique des sophistes qui veulent tirer profit du débat.

Dans sa mission d’accompagnement et de conseil sur le « Grand débat national », Chantal Jouanno, présidente de la Commission nationale du débat public (CNDP), défend l’idée que le débat public, plutôt qu’un outil de pédagogie pour les politiques, doit être un dispositif d’écoute. La question de conjuguer postures d’écoute et pédagogie se pose réellement, l’une étant indissociable de l’autre.

Les scientifiques se sont appropriés les débats depuis toujours : en effet dans la pratique scientifique, le débat sert par exemple pour toutes les soutenances de thèses de doctorat – que ce soit en philosophie, droit, mathématiques, physiques, médecine. Comme elles sont ouvertes au public, il suffit d’y assister pour se rendre compte de la diversité de leurs protocoles.

Les scientifiques discutent de manière approfondie des données, des principes, des hypothèses, des axiomes, des événements, des phénomènes, des théories, des lois, tous soumis à leur examen. Dans les débats science/société, les scientifiques prouvent, réfutent et déterminent les formes des énoncés de ce qui est pour eux discutable. Ainsi la science (au sens large) a toujours apporté les seules formes de vérité défendables des débats.

Débat et big data des décisions

Un grand débat rassemble un nombre très important de discussions et de participants. Les consultations, les concertations publiques, les palabres, les plaidoyers, les enquêtes publiques concernent les citoyens et les scientifiques quand il s’agit de la répartition de l’eau, de l’éducation, de la santé, de la sécurité, du commerce, de la justice, de l’aménagement d’un territoire… Sur de tels sujets, il y a des milliards de « débatteurs » en puissance. Il y a donc des millions de débats particuliers.

Il en découle la formalisation de milliers de prises de décision politique à différentes échelles. Mais est-il possible, in fine, de gérer et de vraiment prendre en compte ces nombres ? Ne sommes-nous pas confrontés au big data des décisions ?

Le numérique doit aider les garants des débats à les coordonner, à les associer aux prises de décisions en préparation, à faire respecter les vies privées des participants, à garantir la vérité et l’intégrité des propos.

Or le débat est par nature incontrôlable et il ne fait pas forcément le jeu du pouvoir politique, qui est souvent tenté de le canaliser. C’est l’addition des contributions de tous qui constitue précisément le débat. Personne n’en a la maîtrise car tout le monde l’influence par ses interventions et ses absences d’intervention. Le débat se joue du temps car les participants peuvent réactiver des débats antérieurs.

Il faut alors que chacun techniquement puisse conserver la propriété de ses idées, les faire évoluer et pouvoir choisir quand et comment intervenir. Aussi est-il impératif que les dispositifs du débat garantissent une confiance en lui.

Généralement, les mauvais débats sont directement et factuellement signalés par des plaintes précises des participants. Ces mauvais débats démocratiques se révèlent aussi pour des raisons indépendantes des citoyens :

  • ils ne se pratiquent pas aux bonnes échelles, qui consistent en des débats locaux, sur les territoires, dans des communes, à l’échelle régionale, nationale et internationale ;

  • ils ne portent pas sur des projets d’envergure concernant la vie au quotidien des citoyens quels qu’ils soient ;

  • ils n’entrouvrent pas d’autres formes d’association et de participation à la politique publique ;

  • ils ne conduisent pas à un changement de comportement des administratifs et des politiques.

Le numérique est-il un médicament ou un poison ?

Il est dangereux de se servir d’outils de débat numérique sans qu’en soient précisés leurs effets positifs ou nocifs sur les citoyens et sur la société. Nous voyons bien les ravages possibles de ces outils que sont les réseaux sociaux.

On ne met pas sur le marché un nouvel avion ou un nouveau médicament sans une batterie de tests et sans l’aval d’agences indépendantes. Curieusement l’ingénierie du débat public numérique n’est soumise à ce jour au contrôle d’aucune agence, alors qu’on a déjà vu des conséquences dangereuses de l’usage du numérique pour la vie démocratique.

De nombreux exemples sont présents liés à la manipulation des électeurs via les réseaux sociaux pour orienter leur vote, comme la controverse lors de dernières présidentielles américaines sur l’utilisation des réseaux sociaux.

Demain, il faudra qu’une agence ait pour mission l’agrément des outils de débat public en demandant à leurs concepteurs de répondre à une batterie de questions, dont les suivantes :

  • Comment sont articulés les débats en présence et les débats numériques ? Comment sont réalisées les synthèses et les consensus ?

  • Comment sont démêlées les raisons, des colères et des manipulations ? Comment les citoyens sont-ils invités aux débats ?

  • Comment sont instaurées confiance, participation et créativité dans le débat ? Comment sont partagées les connaissances entre scientifiques, administrateurs, juristes, politiques et citoyens ?

  • Comment cet outil améliore-t-il l’esprit critique des participants ?

  • Quel statut le numérique donne-t-il aux témoignages des citoyens lanceurs d’alerte ?

  • Comment est attribuée une forme de vérité aux arguments ?

  • Comment est rendu public et défendu le contenu des débats ?

  • Comment peut-on revenir sur des débats passés ?

  • Comment authentifier tous les apports des participants ?

Qualifier des outils numériques ayant le soutien d’institutions fortement établies

Pour le grand débat national, la CNDP propose 6 dispositifs pour des débats en présence et à distance sans exclure l’utilisation d’autres. Elle propose de mettre ses garants et commissaires à la disposition des débats. Elle propose aussi une plate-forme pour les enregistrer tous. La CNDP demande que la restitution des débats distingue le diagnostic, la vision et les propositions. Elle préconise une rédaction circulaire des rapports intermédiaires rédigés aux différentes échelles pour améliorer le résultat.

Mais ce grand débat ne pourra fonctionner véritablement que s’il mobilise des institutions qui apportent les conditions d’une confiance, d’une participation active, tout en faisant preuve de créativité. Ces institutions doivent être indépendantes des organisateurs.

À titre d’exemple, les notaires exercent leur profession sur tout le territoire comme des tiers de confiance, ils sont en réseau et maîtrisent les outils numériques. Dans le cadre de leur mission, les blockchains pourraient être mobilisés pour garantir localement et techniquement que chacun conserve la propriété de ses idées et la maîtrise de son intervention dans un débat.

Les universités sont également établies partout pour créer et transmettre des savoirs spécialisés adaptés aux débats locaux et les médiathèques sont proches des citoyens pour leur donner un soutien dans l’accès à des études documentaires adaptées à leurs besoins, et pourquoi pas des lieux de débats !

Avec de telles institutions, pourquoi ne pas lancer des recherches-actions pour qualifier des outils numériques favorisant la confiance et la participation du citoyen qui, assuré du respect de ses idées, aiguise son esprit critique, mobilise sa créativité et tire profit de celle des autres ?

Rétablissons le débat, dans la confiance et respect de chacun, et avec une volonté collective d’aboutir à un changement profond de notre société pour prendre part aux décisions de demain.The Conversation

 

Lionel Torres, Professeur en microélectronique, Université de Montpellier; Jean Sallantin, directeur de recherche émérite au CNRS, Université de Montpellier et Michel Robert, professeur de microélectronique, Université de Montpellier

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.